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Initiatives populaires, 1893-2009: le pire avec le meilleur, indissolublement

Dernière édition: 5 décembre 2009

Il faut quand même revenir, en préambule, sur le vertigineux parallèle entre la dernière initiative populaire approuvée sur le plan fédéral, hier, et la première (qui était également la première lancée après l’introduction dans la Constitution fédérale de ce nouveau droit conquis d’abord dans les cantons), du 20 août 1893:

Initiative populaire fédérale «contre la construction de minarets»

La Constitution fédérale du 18 avril 1999 est modifiée comme suit:

Art. 72, al. 3 (nouveau)

3 La construction de minarets est interdite.

Initiative populaire «Interdiction d’abattre le bétail de boucherie sans l’avoir préalablement étourdi»

Introduire dans la constitution fédérale [du 19 avril 1874] un nouvel article 25bis, conçu comme suit:

Art. 25bis

Il est expressément interdit de saigner les animaux de boucherie sans les avoir étourdis préalablement; cette disposition s’applique à  tout mode d’abatage et à  toute espèce de bétail.

L’initiative de 1893 relevait d’une coalition tacite de protecteurs des animaux et d’antisémites, nous disent les historiens, celle de 2009 émane de la frange la plus nationaliste de la droite et se veut un signal contre l’extrémisme musulman tel qu’il se manifeste dans des pays voisins. Dans les deux cas, on peut arguer, hypocritement, que la liberté religieuse n’est pas en cause: l’absence de minaret n’empêche nullement la construction de mosquées et l’exercice du culte musulman, comme s’empresse de le souligner le Conseil fédéral dans un communiqué également diffusé en arabe; l’absence d’étourdissement préalable n’est pas une condition de validité religieuse de la viande «kasher», et par ailleurs l’importation est toujours restée possible.

Outre le nombre et l’importance sur le plan international des coreligionnaires respectifs, la grande différence entre les deux époques c’est le regard instantané du village global sur la Suisse, et la place prise par le droit international. Le Times de Londres est ainsi parfaitement dans son rôle avec un éditorial qui, en témoignant d’ailleurs d’une compréhension approfondie de la problématique, enfourche confortablement les grands chevaux des principes fondamentaux, tout en se gardant de dire comment politiciens et gouvernants suisses auraient dû ou pu s’y prendre ou ce qu’ils devraient faire maintenant. A l’inverse et dans l’étranger proche, un blogueur que je croyais plus subtil, Jean Quatremer, le correspondant auprès de l’Union européenne de Libération, choisit un angle d’attaque particulièrement stupide (récusé par avance par le Times)[1]:

«une nouvelle fois la démocratie directe fait la preuve de son extrême dangerosité. En laissant s’exprimer la peur de l’autre, le refus de la rationalité, l’intérêt immédiat, le référendum est décidément un instrument dangereux aux mains des démagogues de tous poils. On comprend mieux pourquoi plusieurs pays démocratiques l’ont tout simplement interdit.»

Pour ce qui concerne le droit international, la différence c’est qu’il existe désormais des instruments juridiques supranationaux, dotés d’organes de contrôle. En particulier, la liberté religieuse et l’interdiction des discriminations ne relèvent plus seulement du droit constitutionnel suisse mais de la Convention européenne des droits de l’homme que la Suisse a ratifiée, en se soumettant également à  la juridiction de la Cour européenne des droits de l’homme. Il n’existe cependant pas de procédure analogue au contrôle abstrait de la constitutionnalité d’une norme: c’est seulement dans le cas concret d’un hypothétique refus d’autoriser la construction d’un minaret qui ne se fonderait pas sur d’autre motif que la nouvelle disposition constitutionnelle, et après épuisement des voies de recours nationales, que la Cour de Strasbourg aura peut-être l’occasion de se prononcer. Et même une condamnation ne modifierait pas la Constitution suisse.

Les réactions du type de celle de Quatremer comme l’approche juridique formaliste tombent au demeurant à  côté de la plaque. La démocratie directe[2], qui est un élément si essentiel de la culture politique suisse qu’il fait partie de l’identité nationale (et s’ancre comme il se doit dans la mythologie originaire du pays en 1291), joue un rôle bien plus positif[3] que quelques ratés ne le laissent penser. Et même les ratés donnent à  réfléchir: une affaire Dreyfus, des pogroms et autres ratonnades sont-ils préférables? L’absolutisme tempéré par l’assassinat que constitue le régime représentatif périodiquement confronté à  la révolte de la rue est-il vraiment supérieur à  un régime politique stable qui a banni les postures héroïques et soumet les politiciens au corset rigoureux de la démocratie directe? On voit tous les jours, dans l’actualité française ou britannique, combien la démocratie représentative (justement parce qu’elle ne donne pas de moyen d’action et d’expression au peuple) est plus encore que la démocratie directe soumise au danger de la démocratie d’émotion.

C’est par une initiative populaire que le refus de la Suisse d’adhérer à  l’ONU a pu finalement être surmonté, le 3 mars 2002 (et à  l’évidence la légitimité et la qualité de la construction européenne seraient meilleures si elles s’ancraient dans les votes des peuples qui la constituent). Bien d’autres avancées politiques et sociales se sont construites au travers de la démocratie directe (qui, outre l’initiative populaire qui est un scrutin provoqué par une proposition constitutionnelle extérieure aux autorités, comprend le reférendum facultatif, scrutin provoqué par les opposants à  une loi adoptée par le Parlement, et le scrutin organisé automatiquement sur toutes les révisions constitutionnelles et sur les traités internationaux importants). L’essentiel est au-delà  du résultat: si le oui n’est parfois pas aussi absolu qu’on peut le croire ou le craindre, c’est aussi le non qui est souvent bien moins définitif qu’il en a l’air. C’est comme cela que se construit une culture du consensus, de la recherche d’une majorité dépassant les clivages partisans / sociaux / religieux / culturels / géographiques et non d’une victoire d’occasion. Et une intégration de l’immigration qui, pour ne pas donner dans l’angélisme et ne pas aller sans obstacles à  surmonter, n’est certainement pas pire qu’ailleurs sur le plan quantitatif comme sur le plan qualitatif.

Je l’illustre régulièrement sur ce blog (déjà  16 scrutins, comportant généralement plusieurs objets, depuis juin 2005): les votations populaires sont en Suisse bien plus importantes que les élections législatives (tous les 4 ans à  la proportionnelle depuis 1918) et la composition du gouvernement élu par le Parlement. De la Constitution de 1848 jusqu’à  hier, ce sont 548 objets qui ont été ainsi décidés. S’agissant plus particulièrement des initiatives populaires, depuis 1893 362 ont été lancées (dont 8 sont en cours de procédure), 276 ont abouti, 169 ont fait l’objet d’une votation, 17, avec celle d’hier, ont été adoptées par le peuple et les cantons (la double majorité est requise). Les autres ont été retirées, souvent dans le cadre d’une négociation politique avantageuse (80), déclarées nulles (4) ou classées (2).

La formule de Churchill sur la démocratie s’applique a fortiori à  la démocratie directe suisse: le pire des régimes politiques connus — à  l’exception de tous les autres.

P.-S. A méditer ce commentaire prononcé dès dimanche en fin d’après-midi par Pascal Décaillet: Vieux pays conservateur.

COMPLEMENT DU 05.12 à  13H30: Dans Le Temps de ce jour, Joëlle Kuntz raconte en détail la votation de 1893.

Notes

[1] Voir aussi cette réaction de Bernard Kouchner.

[2] La vraie, évidemment, qui s’inscrit dans un parcours institutionnel balisé par le droit, pas celle des plébiscites organisés par un régime pour légitimer un homme fort ou poser des questions biaisées.

[3] Si le Times en est conscient, le journaliste d’un pays voisin comme Quatremer n’a aucune excuse pour l’ignorer.

2 commentaires

  1. 1 décembre 2009

    n’empêche que nous avons mis un doigt dans l’engrenage des démons de la peur. N’oublions pas que ce même jour, une autre initiative demandant l’arrêt d’exportation de matériel militaire a été balayée également par un fort pourcentage. Ainsi pour un pays chrétien nous offrons une belle lecture de parole de Jésus, à  savoir bannissement de la diversité et exterminons les différents loin de chez nous. Mais tout de même cher François j’applaudis ton billet d’une excellente réflexion. sedax

  2. 2 décembre 2009

    Excellent billet, François!

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