Minarets: revoter, disent-ils; mais sur quoi?
Et maintenant que faire? L’esprit fertile de Daniel Cohn-Bendit illustre trois des quatre pistes généralement évoquées dans une interview au Temps d’hier reprise dans Le Monde de ce soir:
- Riposte politique: organiser une nouvelle votation pour revenir sur celle de dimanche dernier.
- Riposte juridique: invalider la disposition constitutionnelle adoptée dimanche en faisant constater par la Cour européenne des droits de l’homme qu’elle viole la Convention européenne des droits de l’homme.
- Riposte économique et internationale: sanctionner la Suisse par des retraits de capitaux déposés dans ses banques et par des mesures à déterminer touchant les relations bilatérales avec l’Union européenne.
La voie juridique est moins une alternative qu’une démarche concurrente à la voie politique, et elle me paraît nettement moins satisfaisante intellectuellement et pratiquement[1]. Elle ne peut de toute façon pas aller jusqu’à supprimer la disposition litigieuse de la Constitution suisse.
La voie des pressions extérieures n’est pas un substitut mais un accompagnement éventuel de la voie politique. Outre que l’appel de Dany le soixante-huitard au pouvoir financier de dictatures sanglantes et intolérantes pour apprendre aux Suisses à respecter le pluralisme et la liberté religieuse est parfaitement burlesque, la pression internationale est notoirement délicate manier pour ne pas produire un effet contraire à celui recherché.
Je me limite dans ce billet à explorer les possibilités d’une nouvelle votation. Mais quid de la quatrième voie que DCB n’évoque pas? C’est celle consistant à s’accomoder du vote de dimanche tout en l’accompagnant politiquement par des mesures tous azimuts, à l’intérieur[2] comme à l’extérieur pour en cadrer les effets et répondre aux différentes demandes qui se font jour: d’autant plus sans nouveau minaret, conforter le culte musulman en Suisse et, plus généralement, l’exercice de la liberté religieuse; simultanément renforcer la protection de l’individu et de ses droits universels à l’égard du fondamentalisme religieux afin de dissiper les craintes et de favoriser une intégration harmonieuse[3].
* * *
Dissipons tout de suite un fantasme qui a peut-être cours à l’étranger: il n’est pas question que la votation de dimanche soit simplement annulée par un acte du gouvernement ou du Parlement, ni qu’elle soit répétée l’année prochaine dans les mêmes termes (comme s’il y avait eu une sorte de vice de forme) en espérant obtenir une réponse différente.
Soulignons aussi une évidence: il est plus facile de revenir sur un vote négatif que sur un vote positif. La deuxième ou la troisième fois qu’une question est reformulée, on peut juger que la proposition est suffisamment différente de celle que l’on a refusée, ou que les circonstances se sont modifiées.
Il y a les exemples européens, avec le dernier en date du traité de Lisbonne qui a remplacé le traité (constitutionnel) de Rome. En Suisse cela a par exemple été le cas de l’introduction de l’heure d’été: voulue en 1977 par le gouvernement et le Parlement comme mesure d’économie d’énergie, elle a été contestée et la votation populaire, le 28 mai 1978, a été négative. Devant la généralisation dans tous les pays voisins, le Conseil fédéral re-dépose le projet[4] 18 mois plus tard, le Parlement l’adopte moins de deux ans après le refus populaire. Et le sentiment général s’est tellement modifié qu’il n’y a pas de demande de référendum, donc pas de nouvelle votation populaire et la loi entre en vigueur le 1er janvier 1981[5]. Un cas plus directement politique est celui de l’adhésion à l’ONU, refusée massivement le 16 mars 1986 puis approuvée (par la voie singulière d’une initiative populaire) le 3 mars 2002.
On voit quand même le temps que cela prend: deux ans et demi pour l’heure d’été, 16 ans pour l’ONU. Revenir sur un vote positif, a fortiori…
Cela n’est certes pas impossible, il y a même un exemple tout récent, qui tient cependant de la farce: sur proposition des autorités, le peuple et les cantons ont accepté massivement, le 9 février 2003, l’adjonction d’une nouvelle forme d’initiative populaire, l’initiative « générale ». Qui s’est révélée tellement impraticable que, le 27 septembre 2009, le peuple et les cantons ont accepté avec la même indifférence massive de l’abroger. Mais on voit bien qu’on n’est pas dans le cas des minarets, une initiative populaire polarisante à l’extrême, dont le contenu, anecdotique, peut certainement être revu mais pas en s’abstenant de traiter l’énorme question sous-jacente que le vote révèle.
Pour organiser une nouvelle votation permettant de revenir sur la disposition interdisant la construction de minarets, seules deux possibilités sont offertes:
- un projet des autorités, soumis au vote obligatoire;
- une initiative populaire.
La première voie est plus rapide (mais la rapidité n’est pas forcément bonne conseillère). La seconde est de surcroît risquée: on peut se retrouver avec un bouquet d’initiatives concurrentes (allant du laïcisme le plus militant à la consécration de religions reconnues[6]). Dans les deux cas, la vraie question est celle du contenu: il ne paraît politiquement pas possible de présenter simplement un projet d’abrogation de l’alinéa 3 et d’espérer qu’il soit adopté. C’est manifestement seulement au travers d’une refonte complète de l’article tout entier qu’il est envisageable de faire disparaître l’interdiction de construire des minarets. Encore faut-il pour cela disposer d’une proposition institutionnelle suffisamment fédératrice en matière d’organisation des rapports entre l’Etat et les communautés religieuses, alors même qu’ils relèvent aujourd’hui des cantons… Voici le texte qu’il s’agirait de remplacer:
Art. 72 Eglise et Etat
1 La réglementation des rapports entre l’Eglise et l’Etat est du ressort des cantons.
2 Dans les limites de leurs compétences respectives, la Confédération et les cantons peuvent prendre des mesures propres à maintenir la paix entre les membres des diverses communautés religieuses.
3 La construction de minarets est interdite.
A mettre en rapport évidemment avec la liberté religieuse:
Art. 15 Liberté de conscience et de croyance
1 La liberté de conscience et de croyance est garantie.
2 Toute personne a le droit de choisir librement sa religion ainsi que de se forger ses convictions philosophiques et de les professer individuellement ou en communauté.
3 Toute personne a le droit d’adhérer à une communauté religieuse ou d’y appartenir et de suivre un enseignement religieux.
4 Nul ne peut être contraint d’adhérer à une communauté religieuse ou d’y appartenir, d’accomplir un acte religieux ou de suivre un enseignement religieux.
C’est pourquoi je crois personnellement davantage à la quatrième voie que Cohn-Bendit n’évoque pas. Qui pourrait, devrait sans doute déboucher un jour sur une révision constitutionnelle, mais certainement pas à court terme. Rien n’empêche, bien au contraire, le Conseil fédéral de placer déjà des jalons, au travers de l’inévitable commission d’experts à nommer, toujours utile dans un cas comme celui-ci, ou, d’une manière plus originale, en tentant de débroussailler le terrain à coup de conférences de consensus. Mais on se heurte à une autre difficulté: les institutions suisses, le gouvernement collégial en particulier, sont complètement inadaptés à la gestion de situations de crise…
Notes
[1] Et il est encore plus maladroit de revenir après avoir perdu, comme le font un Andreas Gross ou un Andreas Auer, sur la possibilité de l’invalidation préalable de l’initiative pour contrariété avec le droit international que les autorités n’ont pas saisies en pleine connaissance de cause, alors que la compétence appartient au Parlement comme il l’a déjà fait (et je trouve personnellement tout à fait adéquat que ce soit le Parlement, de manière transparente et en prenant ses responsabilités, et non un aréopage de juges qui exerce cette compétence hautement délicate — ou plutôt, complément de 22h30, comme la juridification montante rend vraisemblable une banalisation de la procédure d’invalidation préalable, je verrais bien la cour de droit public du Tribunal fédéral habilitée à contrôler que les conditions de celle-ci sont bien remplies, sous peine de nullité; on aurait ainsi un bon équilibre entre l’exercice discrétionnaire, politique, par le Parlement d’une compétence juridictionnelle et la sanction d’un abus éventuel par le TF, sans transfert technocratique de pouvoir des élus vers les juges mais avec un contrôle ultime des premiers par les derniers au bénéfice du peuple).
[2] Ici ce sont bien plus les cantons et les communes qui peuvent agir, mais rien n’empêche la Confédération d’encourager activement une action coordonnée.
[3] Ce volet devrait aussi faire partie de l’action extérieure (qui ne devrait pas se limiter à une opération de relations publiques pour expliquer que, non, les musulmans ne sont pas expulsés de Suisse), en concertation avec les pays de l’Union européenne qui sont tous plus ou moins tous confrontés à cette problématique.
[4] Il porte le même titre, je ne suis pas allé vérifier si l’autorité fédérale s’est astreinte à en modifier cosmétiquement le texte!
[5] L’affaire laisse néanmoins des traces: elle revient régulièrement dans la bouche de ceux pour qui « ils font de toute façon comme ils veulent ».
[6] Sans la moindre chance de succès ni pour l’une ni pour l’autre, évidemment.
Votre excellent billet me permets de dire avec plus de certitude que l’intervention depuis Bruxelles de Daniel Cohn-Bendit dans le débat à la télévision suisse était finalement d’une grande bêtise, mais on ne peut pas trop lui en vouloir car il ne doit pas tout comprendre sur la démocratie directe.
Par contre, le professeur Auer, grand ponte des avis de droit suisse sur les sujets compliqués et grand spécialiste de la démocratie directe n’avait rien d’autre à dire que l’article dont faisait l’objet l’initiative populaire était inapplicable car contraire au droit international. Moi, dans ma qualité de citoyen lambda ignorant, je crois qu’il se trompe. Les écologistes vont sans doute prendre le chemin du recours auprès de la Cour internationale des droits de l’Homme que le Prof. Auer leur a dépeint comme facile. Il faudra prouver que le musulman ne peut pas prier dans une mosquée sans minaret, bonne chance !
Le Souverain, c’est-à -dire le peuple suisse, comme on a la coutume de l’appeler dans ce type de circonstance, a eu ses raisons de voter comme il l’a fait. Il a exercé son droit inaliénable d’opinion garanti par le secret des urnes. Il m’amuse de voir comment certains politiciens professionnels prétendent lire dans les pensées des citoyens suisses, dans ce je-t’aime-moi-non-plus vis-à -vis des musulmans, en les accusant, dans le pire des cas de racistes, dans le meilleur des cas d’imbéciles. Comme disent les Vaudois : quand on voit ce qu’on voit et on entend ce qu’on entend, on a bien raison de penser ce qu’on pense.
Cette décision relève du piège à con le plus magnifique, dans lequel s’est précipité DCB.
Si seulement quatre mosquées sur deux cents ont un minaret en Suisse, c’est bien que le sujet est très accessoire.
Mais on peut rigoler avec : que le conseil fédéral confie au leader de l’UDC le soin de la mise en œuvre ; et voyons comment il distingue, sur plan d’architecte, un minaret d’un pigeonnier, d’une tour émettrice de la TSR ou du clocher d’une église !
Et penser à demander à Tariq Ramadan si doter une mosquée d’un clocher (une sonnerie discrète pouvant rythmer l’appel à la prière) serait compatible avec le Coran …
C’est bien par chez vous qu’on dit : «Y’a pas le feu au lac !».
J’aurais pourtant pensé que détourner l’attention du public des réelles questions de société en essayant de mettre des questions racoleuses sur le devant de la scène était une spécialité française.
Quelque part, en tant que français, je suis rassuré de voir que les politiciens suisses valent bien les nôtres.
Une chose que moi je ne comprend pas bien (n’ayant pas suivi la campagne qui a eu lieu autour de ce vote), c’est finalement ce qui a poussé les Suisses à dire non au minarets.
En France on entend un peu trop les mots islamophobie, xenophobie et intolérance. Mais finalement, les suisses, on ne leur donne pas la parole. Est ce qu’ils ont voulu refuser le minaret en tant qu’architecture qui détonne? L’appel à la prière 5 fois par jour? Un islam trop traditionnel? Bref, on ne va pas poser la question aux gens, tout le monde semble trouver plus facile de les traiter de raciste primaires.
Ayan Hirsi Ali a été « contrarienne » comme d’habitude et a soutenu ce vote comme une aide à l’intégration : http://www.csmonitor.com/2009/1205/p09s01-coop.html Sur ce point, je pense que son goût du paradoxe est excessif.
Je suis très sceptique sur une voie politique. D’abord parce que rien ne dit que les Suisses ne confirmeraient pas en votant pareil. Ensuite parce que je suis de plus en plus persuadé de la dangerosité du référendum (ici de la votation) car peu répondent a la question réellement posée. Ici, pour bien faire comprendre l’impacte il aurait fallut (malheureusement) faire une question plus compliquée, genre: sachant que le minaret est l’équivalent architectural du clocher d’église, êtes vous pour que les minarets soient interdits (et donc que en parallèle, ailleurs, on interdise les clochers d’églises) ou un truc du même genre. Etre contre les minarets n’a pas de sens. C’est le sous-entendu (racisme, xénophobe) qui dégoûte.
Quand a l’impact économique, bien souvent les citoyens s’en foutent. Seuls les dirigeants peuvent s’en préoccuper, mais eux, justement, n’ont pas besoin d’être convaincu de l’absurdité et des conséquences néfastes de la votation sur les minarets.
Seule la voie juridique avec grande publicité me semble a court terme envisageable.
Pepito> votre remarque sur DCB qui ne comprendrait pas la démocratie directe est gratuite, sinon stupide.
Passant> bien vu. D’un point de vue strictement français je suis même égoïstement content que cela semble un retour de boomerang dans la g***. Les Suisses sont nos grands amis, toujours prêts a nous aider.
conforter le culte musulman en Suisse et, plus généralement, l’exercice de la liberté religieuse; simultanément renforcer la protection de l’individu et de ses droits universels à l’égard du fondamentalisme religieux afin de dissiper les craintes et de favoriser une intégration harmonieuse Vous êtes certainement conscient que cette phrase contient un oxymore.