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Le sexe entre liberté, contrainte et argent

Les deux Econoclastes publient parfois des billets dialogués qui permettent d’animer une présentation ou, surtout, de mettre en valeur des perspectives distinctes. Je me suis inspiré de cet exemple (la bière en moins: ah, le calvinisme!) pour solliciter mes co-blogueurs Guillaume et Alex afin de vous proposer l’échange de nos réflexions sur un volet annexe du Mondial de foot: la prostitution.

Evidemment, nous pouvons difficilement prétendre à  la représentativité parfaite du public concerné, et il manque des interlocutrices à  cette discussion… Mais rien n’empêche que ces lacunes soient comblées dans vos commentaires.

Foin de préliminaires: place aux prostituées face à  l’Etat et à  la Bible!

1. François se jette à  l’eau

Il faut bien avouer que je ne suis pas un grand fan de football. En revanche les « questions de société » me passionnent et je ne manque pas de m’intéresser au gigantesque Eros Center Artemis qui s’est ouvert à  Berlin: un média a-t-il déjà  publié un « testé pour vous »? 😉 Il a aussi suscité des appels indignés. Comme les lecteurs de ce blog ont dû s’en apercevoir, il y a des questions sur lesquelles j’ai des opinions tranchées, et depuis longtemps. Mais là -dessus j’oscille personnellement entre la permissivité la plus libérale (y compris au sens sonnant et trébuchant du mot) et l’humanisme le plus fondamentaliste consistant à  interdire et criminaliser tout rapport marchand (pour ne pas dire tout rapport d’échange, ce qui serait tout de même un comble) dans le domaine de la sexualité[1]. J’imagine que nous serons au moins d’accord pour exclure l’option hypocrite de la criminalisation des prostituées elles-mêmes.

Comme gay, plus encore que comme homme, j’ai toujours eu un problème avec le discours qui fait de la prostitution (ou de la pornographie) en tant que telle une manifestation inacceptable de domination des hommes sur les femmes. Car alors que faire de la prostitution, de la pornographie homo? Sauf à  soutenir qu’elles recouvrent de la haine (de soi) du gay pour l’homme… Ou, même si elle est probablement moins universelle, la prostitution masculine destinée à  une clientèle féminine? Il y a quelque chose de castrateur dans ce discours exclusivement fondé sur l’obsession de la lutte contre le patriarcat.

Il y a aussi des prostitués gays (et ils ont également dû affluer en Allemagne). Entre deux hommes, il est toutefois aisé de faire se rencontrer une offre et une demande ponctuelle, mutuellement satisfaisante sans qu’il soit besoin d’un complément monétaire. L’Internet a encore facilité la chose. En attendant une hypothétique évolution hédoniste de la sexualité féminine vers une dissociation du corps et de l’esprit similaire à  celle des mâles de toutes orientations, à  la Catherine Millet (ou, en anglais, Suzanne Portnoy), ce type de rapport me semble encore largement moins disponible pour nos amis les hétéros: s’il n’y avait pas de demande (de réalisation de fantasmes inassouvis ou de soulagement de besoins sexuels sans séduction ni engagement affectif), il n’y aurait pas d’offre de prostitution.

D’un autre côté je suis très sensible à  la réalité horrifiante de la traite d’êtres humains à  des fins de prostitution, à  côté de l’image, idéale ou idéalisée, de l’étudiante, de la ménagère et autres sex workers libres et responsables, « mon corps est à  moi ». Il me paraît néanmoins évident que l’Eros Center qui suscite la polémique est certainement le dernier endroit où l’on trouvera des prostituées n’ayant pas l’âge légal ou contraintes à  cette activité par le chantage ou la violence. Admettons par hypothèse que 80% de la prostitution relève de la prostitution forcée: faut-il alors se résigner à  l’interdiction totale et à  la criminalisation des hommes clients dans tous les cas, comme en Suède?[2] Ou suffirait-il, pour s’attaquer au problème, d’imputer à  l’homme le fardeau de la preuve: il doit avoir pris toutes les précautions nécessaires pour s’assurer de la liberté et de la légalité de la prostituée?

Mais où tracer la limite, car l’argent n’est pas le seul motif d’engager un rapport sexuel qui peut être jugé négativement: il y a aussi le manque d’estime de soi, le jeu, l’exercice du pouvoir (même le rapport inégal entre prof d’Uni et étudiante, ou cinéaste et starlette, n’est pas aussi univoque que les absolutistes du harcèlement veulent le dire: le prof n’est guère une victime, bien sûr, mais l’étudiante ne me paraît pas l’être toujours). L’idéalisation absolutiste du corps et du sexe à  la Benoît XVI[3] ne me paraît pas beaucoup plus estimable que leur chosification.

2. Alex en maître nageur

Un Etat libéral garantit la liberté sexuelle. Il en résulte que l’autorité ne doit pas se mêler des raisons pour lesquelles des personnes entretiennent des rapports sexuels, qu’elles soient de même sexe ou de sexe différent, à  deux ou à  plus encore. On ne peut pas interdire un comportement sexuel au seul motif qu’il pourrait aller à  l’encontre des conceptions (y compris majoritaires) de l’opinion publique. Mon postulat de départ est donc que, s’il n’existe pas de raisons valables de l’interdire ou de la réglementer, la prostitution doit être libre.

François envisage, à  une extrémité, d’interdire de marchander une mise à  disposition de son corps contre de l’argent. Mais ce point de vue « moral » a quelque chose d’absurde: notre économie est fondée sur le travail qui n’est rien d’autre que la mise à  disposition par certaines personnes de leur temps, mais aussi de leur corps, de leur personne pour exécuter certaines tâches contre une somme d’argent. L’expression « vendre son corps » est malvenue: ce sont les trafiquants d’organes qui achètent des corps, pas les clients de la prostitution. Et, un mineur ou un maçon, que font-ils sinon « vendre leur corps » contre rémunération? Cela ne tient donc pas au corps.

L’objection devrait donc tenir à  la spécificité de l’activité, à  son côté sexuel. C’est une idée répandue que la sexualité est quelque chose de tellement essentiel qu’elle ne peut pas se monnayer. Deux raisons me conduisent à  ne pas partager ce point de vue. D’abord, l’acte sexuel est un acte de la vie courante pour la plupart des gens (du moins peut-on l’espérer). Le droit dissocie sexualité et procréation (contraception, avortement). Certes, cela suppose que les relations sexuelles soient entretenues librement, mais pas besoin d’aller jusqu’à  exiger un consentement « libre et éclairé » aussi complet que pour un acte médical, encore moins un certificat fédéral de capacité. De ce point de vue, il n’est pas étonnant que, par exemple, des catholiques ultra-conservateurs qui n’admettent la sexualité que si elle est liée avec la volonté de procréation soient abolitionnistes: il y a là  une certaine logique. Cela me conduit à  mon deuxième motif. Les rapports humains sont souvent ambigus, cela ne justifie pas de les interdire pour ce motif. Ou alors, comme l’écrit François, il faudrait aussi interdire tous les rapports par jeu, lorsque les choses ne sont pas claires… Pour une raison que je n’explique pas (dictature de la transparence?), notre société a de plus en plus de mal à  admettre cette ambiguïté, qui fait pourtant parfois le charme des relations humaines…

Restent des motifs qui reposeraient sur l’ordre public. Difficile de complètement interdire la prostitution, mais c’est souvent une raison pour les Etats de la réglementer, parfois de manière assez draconienne. La loi vaudoise sur la prostitution est assez exemplative de cette position. Le législateur (à  mon avis parce qu’il était moraliste sans vouloir l’admettre) n’a pas détaillé les motifs pour lesquels il agissait. Mais, on peut faire valoir des motifs de santé publique (protéger les personnes exerçant la prostitution et leurs clients contre les maladies transmissibles), la protection des mineurs (éviter la confrontation des enfants avec la prostitution). C’est à  mon avis un peu court pour cantonner l’activité dans des salons autorisés par l’Etat sur le modèle vaudois. Reste ce qui est à  mon avis à  la fois nécessaire et suffisant: la protection des prostitués contre le risque d’exploitation. C’est là  qu’il faut trouver des modèles. C’est l’intérêt de l’Eros Center s’il établit une relation claire entre l’exploitant des locaux, la location des chambres aux prostituées et le contrat entre celles-ci et leurs clients.

Il y a encore un aspect, à  mon avis insuffisamment mis en avant, en particulier à  gauche (même si son importance quantitative ne doit pas être surestimée à  titre d’auto-justification moralisatrice, à  la manière d’une Grisélidis Réal) . C’est le rôle social de la prostitution. Le vrai « libéralisme » en matière sexuelle, la loi de la jungle à  l’état brut, elle ne s’exprime pas dans les transactions tarifées, mais dans les boîtes de nuit, sur les terrasses, dans tous les lieux de drague. Et, avec la mondialisation des rapports micro-sociaux (Internet, mobilité etc), le marché est très dur (et certes Internet aide beaucoup, mais il multiplie aussi les possibilités de choix sans nécessairement assurer la transparence, quiconque s’est déjà  fait passer pour une femme sur un chat voit ce que je veux dire 😉 !). Comme François l’a relevé, une offre et une demande « spontanées » se rencontrent plus difficilement pour les hétéros que pour les homos. Certaines personnes sont exclues; malgré tous leurs efforts, il est peu probable qu’elles arrivent à  « concrétiser ». Pourquoi n’auraient-elles pas accès à  la sexualité, fût-ce à  travers la prostitution? Cette problématique commence d’ailleurs enfin d’être reconnue pour les grands handicapés[4], en y apportant une réponse socio-médicalisée qui marginalise encore plus ceux qui n’y ont pas droit tout en n’ayant pas accès à  la scène ouverte du sexe gratuit. Trop de frustrations finissent par s’exprimer sous des formes violentes, qu’une société civilisée devrait encore moins admettre.

J’ai été un peu long et sérieux, excusez moi! D’une manière plus abrupte, je pense qu’il faut être beaucoup moins naïf sur ce débat. Le sexe peut être un moyen facile (et pas forcément plus désagréable que bien d’autres activités professionnelles) de gagner de l’argent. Cela explique que ce marché – parce qu’interdit dans beaucoup d’Etats – soit gangrené par les organisations criminelles. Mais, cela explique aussi que de nombreuses femmes de l’Est viennent à  l’Ouest, la plupart avec une idée très précise de ce qu’elles viennent y faire! Là  aussi il suffit de surfer un peu…

3. Guillaume jette son grain de ciel sur la baignade

D’accord a priori pour que l’Etat n’intervienne pas dans des rapports privés basés sur le consentement mutuel. Pourtant, le fait qu’un pays comme la Suède en soit venu à  ces extrémités oblige à  y réfléchir à  deux fois. Maintenant, puisque c’est mon rayon, voyons quelques passages où la Bible parle des prostituées, sans que cela ne s’applique forcément à  la question du jour[5].

Les seules paroles positives sur les prostituées sont celles de Jésus disant, dans les Evangiles, que « les prostituées vous précéderont dans le Royaume des Cieux ». Mais cela sous-entend une appréciation négative de l’acte, puisque le contexte est la rédemption des pécheurs (qui se reconnaissent comme tels, contrairement à  ceux qui jugent autrui). Etonnamment, ce genre de petite phrase lapidaire (si j’ose dire) n’a été repris nulle part dans le Nouveau Testament. Dans l’Ancien Testament, il y a quelques passages où on évoque de façon neutre des personnages de prostituées (c’est le cas de Rahab, qui figure dans les ancêtres de Jésus). Dans l’étonnant livre des Proverbes, la Sagesse personnifiée, aux paroles de vie, essaie de séduire les hommes; elle se poste sur les places publiques, où elle invite les hommes à  un festin chez elle. Elle est mise sur le même plan qu’une courtisane, les sens étant mis à  contribution, puisque sa rivale, Dame Folie, essaie elle aussi de séduire les hommes. Sauf que la maison de cette dernière, c’est celle de la Mort. La séduction sensuelle peut donc aussi bien signifier la vie que la mort, la prostituée au sens négatif est alors celle qui détourne un homme du droit chemin c’est-à -dire qu’elle met en danger son intégrité, elle capte son énergie vitale.

La question de l’infidélité intervient à  un autre niveau. La prostituée intervient dans le système métaphorique servant à  décrire les relation entre Dieu et le peuple de l’Alliance. Dans les invectives de prophètes comme Ezéchiel, on reproche à  Israël d’avoir abandonné son amour de jeunesse pour se prostituer à  d’autres. L’idée est qu’Israël croit avoir trouvé mieux ailleurs. Pour illustrer cette préférence d’un autre, le prophète recourt à  une comparaison avec des termes très crus: Israël s’est « prostituée » avec des Egyptiens littéralement montés comme des ânes et jouissant comme des chevaux (Ezéchiel ch. 23, v. 20) Dans cette comparaison, le terme « se prostituer » implique une transaction portant sur une satisfaction (un plaisir?) réciproque, même en l’absence de gratification pécuniaire.

Indépendamment de l’enjeu symbolique (le lien conjugal consenti par un dieu et son peuple), la conception biblique a une autre portée que la morale bourgeoise (qui a cru pourtant parfois être fondée la religion). Le reproche classique et bourgeois fait à  la prostituée, c’est d’être celle qui se prête à  un acte sexuel alors qu’elle n’aime pas. Elle est celle par qui le scandale arrive, puisqu’elle atteste qu’on peut coucher sans amour — par pure recherche du plaisir ou par pur appât du gain — jetant le soupçon sur toute femme décente. Mais ce ne sont apparemment pas ces considérations qui interviennent dans le débat actuel, qu’on soit abolitionniste féministe à  la mode suédoise ou antiabolitionniste libéral à  principes (ou simplement pragmatique).

4. François sort de l’eau pensif

L’apport théologique aide malgré tout à  mieux comprendre certaines motivations, souvent implicites comme Alex le relève, de mesures restrictives « d’ordre public » sans nécessairement approuver celles-ci: il s’agit aussi d’éviter de donner trop d’idées, de trop faciliter les choses, en raison du risque que la poursuite effrénée de la seule satisfaction individuelle immédiate fait courir au lien social (en particulier la construction sur la durée d’une vie de famille, avec ce qu’elle implique nécessairement de gratification différée et de sacrifice)[6] [7].

Bon, je croyais qu’Alex m’avait définitivement remis dans le droit chemin « libertaire et fier de l’être »… En réalité, si je me sens mieux armé pour récuser l’abolitionnisme féministe ou prétendument fondé sur la dignité humaine, je suis maintenant tenté de retomber sur ma posture blairo-royaliste de défense de l’individualisme (contre le nivellement égalitariste) mais de refus de son absolutisme, parce qu' »il existe quelque chose qui s’appelle la société »: cela renvoie en particulier au courant de pensée inspiré par Amitai Etzioni qui se qualifie en anglais de « communautarien« [8]. Je me demande s’il est l’un des gourous de Ségolène comme c’est le cas pour Tony ou les Clinton?

5. Retour au vestiaire

Que penser de cet exercice? Il y a bien sûr une « réalité du terrain » qui nous échappe. Mais ni plus ni moins que dans d’autres domaines (faut-il s’interdire de parler des problèmes liés à  la drogue pour les mêmes raisons?). Il y a au contraire une absence préjudiciable de débat sur ces questions qui embarrassent (aussi sur la pornographie), et qui se répercutent par la suite sur la manière dont le mariage, la filiation etc. sont envisagés. Nous pouvions craindre qu’il n’y ait pas vraiment matière à  débat entre nous mais au total il y a quand même des différences d’approche significatives. Et ces thèmes ne sont guère traités sur ce mode dans les médias, avec les chroniques de Monica Iacub qui ne paraissent même plus dans Libé

Complément du 06.03.2008: Retour sur Berlin

Avec Eurofoot qui se déroule en particulier en Suisse, et les mêmes questions se reposant, le quotidien Le Temps publie un article de son correspondant à  Berlin qui fait le point sur ce qui s’est réellement passé en marge du Mondial 2006. Très intéressant.

Notes

[1] Cf. la gratuité obligatoire du don d’organe — pour laquelle j’ai un préjugé favorable, mais je suis tout prêt à  entendre des arguments opposés.

[2] C’est le raisonnement que j’accepte à  propos de l’interdiction totale de fumer, j’en suis conscient, mais c’est seulement dans les lieux publics…

[3] Il dénonçait lui-même les méfaits d’une telle idéalisation dans sa première encyclique, pour néanmoins retomber dans ce travers un peu plus loin (complément de Guillaume)

[4] Cf. l’excellent et émouvant film français Nationale 7.

[5] La Bible, à  commencer par l’Evangile, invite (tout comme Freud) à  ne pas juger — tout en questionnant (comme Freud) les discours qui se veulent purement rationnels ou pragmatiques. Mais c’est une tarte à  la crème et ça vaut pour tout autre sujet.

[6] Cf. les articles de magazine sur la prolifération, avec l’Internet, des cas de personnes atteintes d’obsession compulsive du sexe, en l’occurrence sans qu’il soit question de rémunération.

[7] On oublie aussi régulièrement l’enseignement de Freud, pour qui la sexualité ne va jamais de soi pour les humains, contrairement aux animaux. C’est le niveau du vécu que le niveau rationnel – auquel l’humain voudrait s’identifier et se réduire – n’arrive jamais à  mettre complètement en parole (complément de Guillaume).

[8] A ne pas confondre avec le fractionnisme social « communautariste » tel que le dénoncent les « républicains » français: c’est quasiment l’inverse.

Un commentaire

  1. 17 juin 2006

    Dans la réalité, je constate qu’en refusant toute contractualisation de la prostitution, on la rejette aux marges, là  où règne la loi de la jungle et où les trafiquants prospèrent.
    Et je sais que beaucoup de personnes ont recours à  la prostitution, beaucoup plus qu’on ne le croit. Même Hught Grant, rendez-vous compte ! 😉

    Reste que la conception romantique de l’amour, le retour dans les mentalités des idées de chasteté, de virginité s’accommodent mal d’une vision pragmatique de la prostitution.

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