"Whistleblowing": entre responsabilité individuelle et démission collective
Prenons deux exemples:
- Le soldat américain Joe Darby qui, voyant circuler parmi certains de ses camarades des photos des mauvais traitements infligés à des détenus d’Abou Ghraib, en a informé sa hiérarchie qui a ouvert une enquête et puni les coupables, est-il un salaud?
- Le fait qu’il ne se soit pas trouvé une seule parmi les quelque 18 personnes mêlées à l’enlèvement d’Ilan Halimi pour, voyant comment les choses tournaient, prévenir la police, est-il le signe d’un esprit moral supérieur?
Ce sont les questions qui viennent à l’esprit chaque fois qu’en France on est prompt à partir en guerre contre « la délation ». Ainsi Libé d’aujourd’hui nous apprend que syndicats et salariés se mobilisent et multiplient les recours contre la mise en place, dans les grandes entreprises, de procédures destinées à garantir l’éthique « maison » en permettant de dénoncer les fautes ou fraudes dont on aurait connaissance (whistleblowing). Dans Le Monde du 11 octobre 2005 (fichier PDF) j’apprenais que, par un renversement des valeurs particulièrement vicieux, c’était la Commission nationale de l’informatique et des libertés qui prétendait s’opposer à de tels dispositifs (elle semble avoir depuis levé son opposition).
Comme de juste, on vient nous expliquer que cette attitude est due au mauvais souvenir de la Kollaboration et du régime de Vichy. Je ne sais pas si d’autres langues ont aussi un mot comme « délation », c’est-à -dire dénonciation avec une connotation infamante et non civique (« citoyenne »). Il me semble que le blocage provient surtout d’un refus, d’une paresse, de vouloir distinguer le bien du mal dans une démarche de responsabilité individuelle: quelle horreur! Mais n’est-ce pas ce comportement moutonnier, ce désir que l’autorité fasse son travail sans que les citoyens aient à y prendre part, qui est le véritable prolongement de Vichy, la négation des Lumières?
Une petite anecdote me revient sur un sujet proche. Je la tiens d’un prof de droit de la concurrence que j’ai eu il y a quelques années. Vous savez sans doute qu’un des moyens pour casser les ententes en droit de la concurrence est l’immunité promise à celui qui révèle ladite entente aux autorités anti-trust. Ce système existe aux Etats-Unis comme dans l’UE. Et bien, au moment de fixer cette règle au niveau communautaire, les Français étaient évidemment les plus réticents, pour les mêmes raisons de « délation » évoquées dans la note. Mais, depuis que la règle existe, les entreprises françaises sont, parait-il, celles qui profitent le plus de cette règle. On fait, mais on n’ose surtout pas le dire !
Tiré de l’article de Libé : Les motifs de dénonciation sont souvent jugés dérisoires, voire carrément attentatoires à la vie privée. Les codes de conduite de bon nombre de sociétés prévoient ainsi l’interdiction de boire de l’alcool, de consommer de la drogue ou de sortir avec un collègue… Si sur le principe je suis d’accord avec le système dans un cas du type Enron, je suis plus réticent sur son instauration pour « punir » certains éléments de l’entreprise, pour des raisons qui pourraient être futiles ou relever tout bonnement de la jalousie. Il me semble qu’il y a une certaine marge entre les deux, et que les contours d’une telle pratique devraient être mieux définis. A quand cela en Suisse ?
P.S. Merci de m’avoir mis sur le blogroll. Il faut que je crée un blogroll chez moi. Ca sera bientôt le cas.
Il va de soi que tout un chacun a le devoir de dénoncer les infractions graves dont il pourrait avoir connaissance. Pas besoin de whistleblowing pour ça: tout le monde peut écrire au procureur de la République. La crainte est bien par contre que cette pratique dérive vers une sanction des déviances non pas vis-à -vis de la loi, mais vis-à -vis du comportement que entreprise estime juste de la part de ses salariés, que ce comportement soit licite ou non (la consommation privée d’alcool est un bon exemple, surtout quand on connaît le côté coincé des grandes firmes US)
D’autre part, je conteste l’intérêt pour la société (au sens large) de passer par les sociétés (au sens entreprise) pour prendre connaissance de ces faits délictueux. A part ralentir les procédures ou étouffer les affaires, cela ne présente aucun intérêt.
Bref, encore une connerie pour se donner pour conscience et fliquer les gens.
Jusqu’où s’arrêtront-ils ? un site « officiel » sur la dénonciation ? allez voir là => http://www.denonciation.com/
Les risques d’abus liés à la dénonciation sont évidemment réels et il convient de s’en prémunir. Mais c’est le cas de tout dispositif et, comme on dit, abusus non tollit usum. L’argument est trop souvent utilisé de façon fallacieuse pour ne pas être soumis à l’examen critique. En l’occurrence, ceux qui souhaitent dénoncer anonymement les vols de gommes et de trombones n’ont pas besoin de ligne téléphonique spécifique pour le faire. Quant à ceux qui veulent faire courir des rumeurs sur la vie privée de leurs collègues, la « machine à café » remplit déjà parfaitement son office de « machine à cafter »!
Les avantages du whistleblowing, en revanche, me paraissent évidents. Même dans le cas de la consommation d’alcool? Personne ne souhaite que le conducteur du car de ramassage scolaire de ses enfants ou que le chirurgien qui opère un être proche ait trop bu. Le problème est celui du collègue et témoin, auquel la société (dans son ensemble, car tel est bien le problème) ne laisse d’autre choix que de passer pour un salaud s’il parle ou d’avoir des morts sur la conscience s’il se tait et que le pire se produit.
Ceci dit, je ne suis pas convaincu que le système de hotlines imposé par la loi Sarbanes-Oxley constitue une réponse suffisante, voire même appropriée, au problème du whistleblowing. La conservation de l’anonymat est rarement possible ni surtout compatible avec la production de preuves. La persistance de malversations au sein d’une organisation est la plupart du temps la signe d’un mode de fonctionnement perverti à l’interne. Sauf circonstances exceptionnelles, l’expérience montre que l’action d’un whistleblower a pour l’heure surtout une influence sur sa propre vie professionnelle et privée (chômage, dépression, divorce, suicide, etc.) !
Peut être quelques raisons Le refus de « dénoncer », de la « délation », surtout lorsque c’est organisé par un pouvoir hiérarchique peut aussi venir d’une « culture » incluant l’idée diffuse que tout pouvoir temporel n’est peut être pas « légitime » et peut être du côté du « mal ». il y a en toujours de nombreuse dénonciations anonymes que ce soit auprès des administrations comme les impots ou individuelles (les corbeaux).
Marc, vous dites que « La conservation de l’anonymat est rarement possible ni surtout compatible avec la production de preuves. ». Mais à vrai dire, si une dénonciation se justifie, celui dénonçant les faits ne doit pas être transformé en enquête chargé de rassembler des preuves, son témoignage ne doit pas être considéré comme probant. Cela doit juste éveiller une suspicion entraînant vérification si elle apparaît fondée. En ce sens, l’anonymat n’est pas incompatible avec l’invention en aval de preuves. Par contre, l’anonymat est une contraire car elle rend plus difficile le tri entre suspicion fondée et accusations gratuites, ne permettant pas de connaître la motivation du dénonciateur.
Des «lanceurs d’alerte» sonnent l’alarme en France:
Libération: TERRE, vendredi 10 mars 2006, p. 11 Environnement. Un collectif dénonce les atteintes à la liberté d’informer. Des «lanceurs d’alerte» sonnent l’alarme.
PATRIARCA Eliane
Mardi, Etienne Cendrier, coordonnateur de l’association de lutte contre les excès de la téléphonie mobile Priartem, comparaîtra devant le tribunal correctionnel de Paris, poursuivi en diffamation par deux opérateurs : Orange et SFR. Dans un article de novembre 2003, dans le Journal du dimanche (JDD), il évoquait les risques pour la santé de l’exposition aux antennes-relais (sujet sur lequel il n’y a pas de consensus scientifique) et dénonçait les pratiques des opérateurs. Hier, un collectif de scientifiques, d’avocats, d’élus et d’associations, signataires d’une pétition de soutien à Etienne Cendrier (1), a dénoncé cette «offensive des opérateurs de téléphonie contre les lanceurs d’alerte». Le journaliste du JDD qui a relaté les propos de Cendrier est, lui, poursuivi pour complicité de diffamation. Les lanceurs d’alerte, ce sont ces hommes et ces femmes, souvent des chercheurs, qui, à titre individuel ou collectif, estiment devoir alerter la société sur les risques potentiels pour la santé et l’environnement de nouvelles technologies, nouveaux médicaments ou produits chimiques… Au risque de s’aliéner les lobbies industriels. Aux Etats-Unis ou en Angleterre, on les appelle whistleblowers (Libération du 6 mars), et ils sont protégés par des lois spécifiques. En France, ils sont plutôt contraints au silence, «placardisés», parfois virés de leur entreprise. Ou encore poursuivis en justice. Pour les protéger, un projet de loi a été déposé en novembre par le sénateur PS Claude Saunier. Ciblé sur le champ de la santé et de l’environnement, il exclut, à l’inverse de ce qui se passe aux Etats-Unis, la dénonciation de pratiques professionnelles frauduleuses. «Sans les lanceurs d’alerte, sans la presse qui se fait l’écho des débats et des actions, les scandales de la désinformation au moment de Tchernobyl, ceux de l’amiante, des éthers de glycol, de la dioxine, des OGM, seraient passés inaperçus», estiment les signataires de la pétition. Parmi eux, on trouve justement plusieurs «lanceurs d’alerte». Comme André Cicolella, chercheur en santé environnementale, responsable santé des Verts et fondateur de Sciences citoyennes. Lui-même a été viré pour faute grave de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) en 1994 pour avoir voulu dénoncer la nocivité des éthers de glycol, des produits soupçonnés de provoquer cancers, stérilité et malformations, aujourd’hui interdits. Et aussi Michèle Rivasi, fondatrice de la Commission de recherche et d’information indépendante sur la radioactivité (Criirad). «En 1986, les autorités françaises affirmaient que le nuage de Tchernobyl s’était arrêté à nos frontières. Nous avons créé la Criirad pour connaître la vérité, pour faire des mesures contradictoires… Mais il a fallu près de vingt ans pour que, en 2005, des experts dénoncent officiellement le mensonge de l’Etat», rappelait-elle hier. Autre signataire : Corinne Lepage, présidente du Comité de recherche et d’information indépendante sur le génie génétique. «On nous rebat les oreilles du principe de précaution, mais on poursuit, en s’abritant derrière le secret industriel, ceux qui posent les bonnes questions sur les OGM, le nucléaire, les antennes-relais», s’insurge-t-elle. Les signataires de la pétition demandent la relaxe d’Etienne Cendrier.
(1) http://www.soutienauxlanceursdalerte.com