Intervention en Irak: la commission Chilcot va-t-elle trouver l’arme du crime?
Si vous ne le savez pas déjà , vous pourrez difficilement l’ignorer vendredi quand le processus atteindra son point d’orgue: Tony Blair sera entendu toute la journée, en séance publique et télévisée notamment sur le web, par la commission indépendante chargée de faire rapport sur la participation britannique à l’intervention en Irak (The Iraq Inquiry). Présidée par sir John Chilcot, un haut fonctionnaire retraité, elle a été nommée par Gordon Brown en consultation avec les leaders des partis d’opposition quant à sa mission et à sa composition[1]. Une telle procédure est usuelle au Royaume-Uni pour tirer à froid les leçons de toute affaire sensible et elle obéit à des règles quasi-judiciaires. Il ne me paraît pas y avoir d’équivalent en France[2] où il faut tout en plus s’en remettre à des commissions d’enquête parlementaires aux moyens et au recul discutables; en Suisse on peut probablement faire l’analogie avec la commission Bergier constituée par le Conseil fédéral après le scandale des fonds en déshérence pour faire la lumière sur l’attitude de la Suisse durant la deuxième guerre mondiale, mais qui était justement exceptionnelle.
Sur l’intervention en Irak, il y a d’ailleurs déjà eu deux rapports de même nature sur des sujets particuliers: celui de la commission Butler sur le travail des services secrets et les éléments de renseignements remis aux autorités à l’époque[3], et celui du juge Hutton sur les circonstances ayant entouré la mort de David Kelly, le scientifique invoqué par la BBC comme source de l’accusation, au printemps 2003, que le gouvernement avait menti dans son rapport au Parlement sur la menace que représentait le gouvernement de Saddam Hussein en 2002[4]. La commission Chilcot a plus de recul et un mandat plus large. Elle est cependant confrontée à deux difficultés:
- Réclamée à corps et à cris pratiquement dès le déclenchement de l’intervention, il était pourtant évident qu’elle n’aurait un sens qu’ultérieurement. Mais fallait-il vraiment la nommer sitôt le dernier contingent combattant retiré (alors que des conseillers militaires britanniques restent cependant engagés et le pays toujours partie prenante du soutien international aux autorités démocratiques irakiennes)? Il est en tout cas propice à la légitimité des conclusions de la commission Chilcot que son rapport ne sera rendu que dans la législature suivante. Mais la tenue de ses travaux en pleine campagne électorale nuit à la sérénité nécessaire, et d’autant plus qu’il est apparu souhaitable que la commission procède à un grand nombre de hearings publics et télévisés (et pas seulement à du travail sur documents ou à des auditions non publiques).
- Mais surtout la commission Chilcot doit faire face à l’attente déraisonnable d’un courant particulièrement actif dans les médias, pour lequel une seule conclusion est acceptable: Tony Blair a menti, l’engagement britannique était contraire au droit international[5], l’intervention en Irak était pire qu’un crime, une faute. Peut leur chaut que, loin d’avoir agi avec dissimulation, Tony Blair a proclamé dans un discours à Chicago le 24 avril 1999[6] la « doctrine de la communauté internationale » fondant un engagement internationaliste démocratique pour renverser tant Slobodan Milosevic que Saddam Hussein. Que loin d’être étouffée, la discussion en 2002 et 2003 a été vive et contradictoire, et que la décision n’a pas été prise par ukase de l’exécutif mais par un vote du Parlement nullement gagné d’avance (et Blair était prêt à démissionner s’il l’avait perdu), à l’issue d’un impressionnant débat qui a vu toute la palette des objections représentées avec force, de l’isolationnisme à l’anti-impérialisme, l’ancien ministre des affaires étrangères Robin Cook menant par exemple la charge après une spectaculaire démission du gouvernement Blair. Que pendant que des centaines de milliers de pacifistes égarés manifestaient à l’appel des apologistes des dictateurs du tiers-monde et des habituels tenant de la haine de soi comme Occidental libre et prospère, les sondages d’opinion confirmaient qu’une solide majorité de la population soutenait la position du gouvernement.
La désinformation contemporaine sur l’intervention en Irak confine au False Memory Syndrom ou au révisionnisme de la pire espèce: ignorance ou oubli du fait que Saddam Hussein avait bel et bien disposé d’armes de destruction massive qu’il avait d’ailleurs utilisées dans la guerre contre l’Iran et contre son propre peuple; refus de voir la cohérence stratégique qu’il y avait à ne pas tolérer le potentiel destabilisateur de ce régime après avoir libéré l’Afghanistan des Talibans; occultation de la duplicité chiraco-villepinienne[7] après le vote en 2002 de la résolution 1141 1441 du Conseil de sécurité en refusant le vote d’une seconde résolution en 2003 (et dès lors de se joindre à la coalition après l’avoir laissé espérer[8]) alors que Saddam Hussein ne se conformait nullement à ses obligations[9]; ahurissante incapacité à se représenter ce qu’aurait signifié « l’autre politique »: le maintien au pouvoir de Saddam Hussein, l’encouragement donné partout dans le monde aux ennemis de la liberté, de la démocratie et du progrès.
Comme avant lui son porte-parole, Alastair Campbell, et son secrétaire général à Downing Street, Jonathan Powell, je ne doute pas que Tony Blair illustrera brillamment devant la commission Chilcot pourquoi l’engagement britannique et l’intervention internationale en Irak furent justes et nécessaires. Loin d’avoir à les regretter, c’est un motif de fierté. Mais je suis bien persuadé que cela ne convaincra pas tout le monde[10]. Et j’espère que la commission Chilcot évitera de sombrer dans ce psychodrame pour se consacrer ensuite aux vraies leçons à tirer de l’intervention, touchant plus particulièrement à la planification des opérations et la mise en oeuvre de la transition une fois l’Irak libéré.
P.S. J’ai renoncé à renvoyer aux nombreux billets de ce blog qui documentent le point de vue des auteurs sur ce sujet, mais ils sont faciles à trouver. Dans la blogosphère britannique de gauche, il est en particulier partagé par Norman Geras, Harry’s Place, Oliver Kamm ou Nick Cohen qui en tiennent une chronique évidemment plus serrée (souvent reprise dans le fil de mes lectures)
Notes
[1] Ce qui n’a pas empêché d’aucuns de dénoncer l’absence d’un juriste parmi les membres (comme si cela devait les rendre incapables de comprendre une argumentation juridique), ou la présence de deux Juifs (comme si cela devait les récuser).
[2] Je n’ai pas souvenir d’un rapport officiel indépendant, et encore moins d’audiences publiques, sur l’engagement au Rwanda, le sang contaminé ou encore le Concorde.
[3] Qui a conclu que le gouvernement avait agi en toute bonne foi sur la base des données dont il disposait.
[4] Qui a conclu que la BBC avait violé sa mission d’information en manipulant les propos de David Kelly, qui s’est par la suite suicidé, et en refusant toute rectification. Le journaliste a été licencié et le directeur de la BBC a démissionné.
[5] Les juristes partagent avec les scientifiques l’honneur douteux d’être promus chamans, alors qu’ils ne sont que des donneurs d’avis, par ceux qui refusent la responsabilité de ce qui est pourtant l’essence de la politique (par opposition à l’administration): la décision discrétionnaire (que le vulgaire tend à appeler arbitraire quand elle lui déplaît mais qui est pourtant parfaitement légitime lorsqu’un processus démocratique la confie à une autorité élue plutôt qu’elle appartienne un monarque absolu ou autre dictateur).
[6] C’était donc sous Clinton, plus de 18 mois avant l’élection de George W. Bush, près de 30 mois avant le 11 septembre 2001.
[7] Dont la politique n’était, elle, nullement conduite par l’idéalisme.
[8] Mitterrand, lui, n’avait pas failli lors de l’intervention pour la libération du Koweit.
[9] Car il faut rappeler que c’était à Saddam Hussein de prouver qu’il n’avait plus d’armes de destruction massives comme tout le monde alors le croyait, ce qu’il se gardait bien de faire puisque la terreur qu’il inspirait tant à l’intérieur qu’à l’extérieur reposait sur elles. A dire vrai, cet épisode de faux semblant rocambolesque est digne de l’affaire de « l’homme qui n’a jamais existé »: encore pendant la bataille, les combattants tant irakiens qu’alliés attendaient à tout moment leur emploi. La découverte qu’elles n’existaient plus priva la coalition d’un argument décisif pour faire taire les critiques, et nourrit au contraire chez ces derniers les théories de la conspiration les plus échevelées.
[10] Et ce n’est après tout pas indispensable. Mais il serait bon que les adversaires de l’intervention en finissent avec l’illusion qu’ils sont seuls détenteurs d’une vérité que tous doivent impérativement reconnaître, après s’être repentis.
Ouaips, enfin, bon, même si Blair finit au bout de toute cette affaire par recevoir un méchant bla-blâme de ses concitoyens, ça ne changera pas grand chose à tous les remarquables accomplissements de l’armée britannique pour la défense de la liberté et de la prospérité occidentale outre-mer.
Enfin, si : ça détournera l’attention des citoyens britanniques sur l’état économique et institutionnel de leur nation, ce qui contribuera à la croissance et la confiance sans laquelle la continuation de l’oeuvre civilisatice de l’armée britannique pourrait se trouver menacée.
Tony Blair doit donc servir son pays, la croissance, et la liberté en amplifiant la controverse.