Ni torture ni angélisme, à la guerre comme en paix
Un arrêt de la juridiction suprême britannique vient de réaffirmer la doctrine traditionnelle en la matière: des déclarations obtenues sous la torture sont nulles et ne peuvent en aucun cas être utilisées devant un tribunal. Il casse opportunément la décision d’un juge qui entrait dans un raisonnement fort dangereux lorsqu’il commençait de justifier certains traitements pour autant que celui qui en est l’objet soit un tortionnaire lui-même…
Une conséquence inattendue, mais à mes yeux inéluctable et en fin de compte judicieuse, de cet arrêt devrait être, à plus long terme, de réduire la sphère d’action des procédures et juridictions ordinaires et d’étendre celle des pouvoirs spéciaux conférés par l’état de guerre ou l’état d’urgence. Jusqu’ici la tendance était à l’inverse (sauf aux Etats-Unis, mais même au Royaume-Uni): la palme du grotesque et du pathétique revenant à l’armée française qui, subissant une attaque aérienne en Côte d’Ivoire en novembre 2004, ouvre une instruction pénale contre X (non sans avoir par ailleurs riposté militairement en détruisant la flotte aérienne gouvernementale)!
L’affaire britannique doit en effet s’analyser dans le cadre de la volonté du gouvernement d’expulser des étrangers qu’il tient pour liés à la menace terroriste. La procédure suivie jusqu’à maintenant à consisté à leur appliquer les règles ordinaires en la matière, avec leurs exigences procédurales et leur présomption d’innocence, et l’arrêt de la juridiction suprême confirme qu’elles sont lourdes (il est en réalité allé beaucoup plus loin que je le rappelle ci-dessus: il n’était question que d’un risque, non d’une certitude, que certaines déclarations aient été obtenues par la torture, et la juridiction suprême a placé la barre impossiblement haut en exigeant du gouvernement la preuve du contraire avant d’invoquer ces déclarations).
Tout cela est à peu près raisonnable en temps de paix, lorsqu’il s’agit d’une expulsion ordinaire. Encore que je me demande si cela ne va pas plus loin que les exigences qui s’appliquent sur le plan interne, car après tout les mauvais traitements et les cas de torture ne sont pas totalement inexistants dans nos postes de police, qu’ils soient suisses, français ou britanniques; ou allemands: on se souvient peut-être du débat considérable intervenu à propos du policier qui a obtenu d’un kidnappeur d’enfant, par la menace de la torture, l’emplacement où celui-ci a été retrouvé vivant (je suis peut-être compliqué, mais personnellement je trouve que le policier a eu raison de suivre sa conscience et de violer la loi, mais qu’il est tout aussi juste qu’il en assume le prix et soit sanctionné; il me semble que l’Allemagne, pour des raisons historiques compréhensibles, va d’ailleurs encore plus loin et exonère le kidnappeur de toute procédure en raison de l’acte illicite commis par le policier).
Même dans les démocraties libérales, la prévention de la torture du fait d’agents publics repose ainsi essentiellement sur la crédibilité dissuasive d’être dénoncé, poursuivi et condamné. Les efforts actuels du gouvernement britannique pour offrir une garantie équivalente dans les cas de renvoi (p.ex. de requérants d’asile dont la requête a été jugée infondée) dans leur pays d’origine, même si, de manière générale, la torture y est une réalité, non seulement en obtenant un engagement formel du pays concerné mais surtout en assurant un suivi personnalisé sur place protégeant effectivement les intéressés, ne me semblaient pas déraisonnables; ils sont peut-être compromis par le récent arrêt.
Toutes ces subtilités sont évidemment insensées en temps de guerre, où d’autres règles s’appliquent: ce sont non seulement les étrangers menaçants qui doivent alors pouvoir être mis hors d’état de nuire rapidement et sans s’embarrasser de justifications oiseuses, mais également les compatriotes menaçants! L’affaire de l’erreur sur la personne dont a été victime un Allemand enlevé par les services secrets américains doit par exemple se comprendre dans ce contexte: on lui doit certes des excuses et une compensation, mais pas grand chose de plus (et les agents à qui il a eu affaire ne sont pas des criminels qu’il y aurait lieu de poursuivre sur la base du droit ordinaire — pour autant évidemment qu’il n’y ait pas eu torture, qui serait un crime de guerre à sanctionner comme tel).
Cela renvoie évidemment à la question fondamentale de savoir si la lutte contre le terrorisme islamiste relève de la politique criminelle (de la police et de la justice) ou de la guerre (de la mobilisation par l’exécutif de l’ensemble des moyens de l’Etat, y compris l’armée et les services secrets). L’arrêt de la juridiction suprême britannique clarifie les choses, à mon avis, pour positionner le curseur plus clairement dans le sens du droit de la guerre.
Au demeurant, « état de guerre » est une simplification, en réalité il faut penser aux récents régimes d’état d’urgence promulgués aux Etats-Unis (ouragan à la Nouvelle-Orléans) et en France (émeutes dans les banlieues). Même ce droit d’urgence est en retard sur la complexité de la situation: on le voit en France, où le caractère générique massif des dérogations qu’il permet amène des droits-de-l’hommiste à s’en indigner et à saisir la plus haute juridiction administrative. Il sera certainement nécessaire d’inventer des outils juridiques plus diversifiés et plus nuancés pour édicter et appliquer de tels régimes d’exception afin de les adapter aux réalités des menaces nouvelles: désastres écologiques ou techologiques (énergie, informatique…), terrorisme islamique, anti-avortement ou pro-animaux… Nous ne sommes plus dans le noir et blanc en deux dimensions de la paix ou de la guerre, notifiée d’un coup de gant au visage ou d’un télégramme, mais dans les variétés de gris d’un brouillard en trois dimensions dont peuvent surgir n’importe où des avions détournés ou des bombes humaines.
COMPLEMENT DU 14.12 à 23h15: A signaler un des rares billets développés d’Instapundit qui présente une problématique voisine.