De l’intervention extérieure à la transition vers la démocratie
Ce texte fait notamment suite au dialogue esquissé avec Eric Hoesli, directeur du Temps, dans les commentaires qui suivent une précédente entrée:
Comment passe-t-on de la dictature à la démocratie? L’Irak n’est que le dernier cas de cette question d’école.
Un premier élément à considérer est que les adversaires de l’intervention qui a renversé le régime de Saddam Hussein ne posent pas le problème dans ces termes: pour eux il s’agit d’une opération de type colonial (« le pétrole »), dans laquelle des troupes étrangères ont attaqué un pays souverain et l’occupent. La question est donc celle du rétablissement de la souveraineté irakienne et du départ de l’occupant. Ce faisant, ils refusent toute référence au droit ou au devoir d’ingérence de la communauté internationale dans les affaires intérieures d’un Etat. Ils en restent aussi à la notion médiévale identifiant un pays à son régime: « un peuple, une religion, un roi ». Un point de vue « souverainiste » qui suinte tellement sa référence d’une droite particulièrement bornée que je ne comprends toujours pas qu’il se trouve tant de braves gens, d’intellectuels et de politiciens de gauche pour le suivre aveuglément.
(A droite comme à gauche, les adversaires de l’intervention sont aussi ceux pour qui le 11 septembre 2001 est un attentat terroriste comme un autre, et non le symbole d’un changement d’époque: celui d’une guerre non plus entre des Etats et des intérêts, mais entre des valeurs, et impliquant des acteurs non étatiques autant que des gouvernements. C’est pourquoi — du moins pour ceux qui sont de bonne foi — ils restent fixés sur une approche traditionnelle de la réalité de la menace posée ou de l’existence d’armes de destruction massive, sans reconnaître ni le danger de la conjonction entre terrorisme international et régimes s’étant coupés de la communauté internationale, ni l’importance d’une contre-offensive démocratique au Proche-Orient: or ce sont ces deux éléments, joints à la nécessité de ne pas laisser les résolutions du Conseil de sécurité, depuis 1991 jusqu’à la résolution 1441 comprise, être bafouées, qui sont à la base de l’intervention.)
Avec l’Irak, on ne se trouve donc pas dans le cas de l’Espagne, de la Grèce ou du Portugal des années 70: transition en bon ordre (après le décès dans son lit du dictateur), effondrement du régime militaire (parenthèse de sept ans seulement), coup d’état militaire (anti-colonialiste et démocratique). Pas davantage de l’ex-Union soviétique (où la transition démocratique n’est pour le moins pas réalisée partout ni au même stade) et des autres pays du Pacte de Varsovie dans les années 90, où l’évolution a également été endogène.
Les Balkans des années 90, alors? Pas tant la Serbie, dont la transition démocratique après Milosevic est venue de l’intérieur, même si l’environnement international a joué un rôle important; plutôt la Slovénie, la Croatie et la Bosnie, ou le Kosovo (région formellement sous souveraineté serbe mais en l’état sous la responsabilité de l’ONU). La situation est néanmoins profondément différente dans ces pays du fait de la simultanéité de la question nationale et de la question démocratique, comme aussi de leur taille: l’Irak est un grand pays, au potentiel certain et à l’identité nationale qui paraît affirmée, même s’il existe des composantes centrifuges. Il aurait vocation à rejoindre le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud dans cette intéressante coalition des démocraties à économie de marché du Sud qui s’esquisse autour de la réforme de l’ONU et de l’OMC. La situation régionale joue aussi son rôle: l’Union européenne agit comme un puissant aimant démocratique, alors que la difficulté de l’Irak est d’initier un pôle démocratique au sein de la Ligue arabe.
L’exemple auquel on revient toujours, c’est celui des lendemains de la Seconde guerre mondiale: l’occupation de l’Allemagne par les Alliés et du Japon par les Etats-Unis et le processus remarquable qui a conduit en peu d’années au retour dans la communauté internationale de ces deux pays. Pour le Japon, la démocratie représentait par ailleurs une nouveauté plus grande que pour l’Allemagne. Il faut souligner que, dans les deux cas, on se trouve néanmoins dans la situation classique du pays vaincu dont le régime est changé, pas dans celle du pays libéré d’une dictature par l’intervention étrangère (dont le premier cas me paraît avoir été l’intervention vietnamienne au Cambodge contre les Khmers rouges — même s’il ne s’agissait alors pas tant d’établir un régime démocratique, évidemment, que simplement de bon voisinage et moins pathologique — faute que la communauté internationale s’en soit chargée comme l’y appelait, à l’époque, le sénateur George McGovern, icône de la gauche démocrate américaine et candidat malheureux contre Nixon en 1972).
Finalement l’Irak me paraît plus proche de la situation de la France ou de l’Italie à la Libération — sans toutefois pouvoir jouer de la mystique du 18 juin et de la résistance intérieure (mais on peut y voir aussi l’avantage d’éviter une guerre civile sanglante): nul n’était vraiment prêt à reprendre les leviers du pouvoir en avril dernier. A relever qu’il ne vient à l’idée de personne de parler d' »occupation » par les Alliés de la France ou de l’Italie. Et les troupes américaines, dorénavant amies, y sont encore aujourd’hui accueillies (il y a eu des bases militaires américaines en France même jusqu’à la décision de de Gaulle, en 1967, de prendre ses distances au sein de l’OTAN), comme aussi en Allemagne ou en Japon: pourquoi devrait-il en aller autrement dans l’Irak de demain?
Alors même qu’il existait en France (contrairement à l’Irak) une tradition démocratique qui n’avait été interrompue que pendant peu d’années par le régime de Vichy et l’occupation nazie, il a néanmoins fallu jusqu’en octobre 1946 pour adopter la Constitution de la IVe République (après l’échec d’un premier projet en mai); l’Italie a tourné la page de Mussolini et de la guerre avec une nouvelle Constitution en 1947 seulement. Au Japon la Constitution est de novembre 1946. En Allemagne, le processus, piloté par les Alliés, a vu d’abord l’établissement d’une structure fédérale et des élections dans les Länder avant le niveau national; la Constitution (Loi fondamentale) ne date que de 1949.
Mais les adversaires de l’intervention en Irak voudraient un transfert immédiat du pouvoir à des Irakiens, une Constitution sans délai et s’étonnent que des élections n’aient pas encore eu lieu…