Le génie helvétique
Vous avez-vu Etre et avoir, le documentaire de Nicolas Philibert sur une classe unique à plusieurs degrés dans un village du Massif central, avec son instituteur charismatique, M. Lopez, et quelques enfants qui se détachaient du lot?
Transposez cela dans une commission du parlement fédéral suisse et vous obtenez le film bilingue sous-titré de Jean-Stéphane Bron qui recueille actuellement un grand succès dans tout le pays: en (suisse-)allemand, Mais im Bundeshuus, en français, Le génie helvétique (mais il n’y a pas de M. Lopez pour revendiquer ultérieurement une part des droits d’auteur, seulement les enfants — à vrai dire, le succès international n’est pas non plus acquis).
A l’usage des lectrices et lecteurs étrangers de ce blog (pour ce que nous pouvons en savoir, libéraux de gauche anglo-saxons et libéraux-libertariens belgo-franco-canadiens): ce documentaire construit comme une fiction suit l’année de travail parlementaire qu’a représenté l’examen du projet de loi fédérale sur le génie génétique, au travers de la discussion en commission du Conseil national (la chambe basse du parlement) puis du débat et du vote en séance plénière de cette chambre. Mais en Suisse le travail de la commission n’est pas public: la caméra a donc pris ses quartiers dans les couloirs du Palais fédéral (images superbes où le mobilier Le Corbusier se marie au décor XIXe siècle; et je me dis finalement que les pompes et traditions helvétiques valent bien les britanniques…) et enregistre les confidences des principaux ténors, savamment mis en confiance (on se sent parfois au « Confessional » de ces émissions de Reality TV): Johannes Randegger, un représentant de la droite économique et scientiste, qui a fait carrière dans la chimie bâloise; Maya Graf, députée du parti écologiste qui pratique l’agriculture biologique; Joseph (Sepp) Kunz, un parlementaire de l’UDC (droite conservatrice, le parti de Christoph Blocher), agriculteur traditionnel dont la position sera cruciale; un original atypique, le professeur et député démocrate-chrétien Jacques Neirynck (d’origine belge); et une parlementaire socialiste au solide bon sens, Liliane Chappuis. Ils sont tous présentés d’une façon nuancée et attachante. La toile de fond: les craintes à l’égard des manipulations génétiques d’une part, le souci d’encourager (ou de ne pas décourager) la recherche et l’industrie en Suisse d’autre part. L’enjeu: le caractère plus ou moins exigeant des conditions à poser et la revendication d’un moratoire sur la dissémination d’organismes génétiquement modifiés.
Ce film me paraît une merveille de vulgarisation du processus politique, dans la mesure où il ne trivialise ni ne dramatise l’affrontement entre les deux camps. Surtout, il rend palpable cette réalité de toute politique concrète: le souci d’écouter et de convaincre (le tutoiement généralisé, la familiarité cordiale entre parlementaires de tous bords dans la conscience des rôles respectifs), la recherche de la solution qui permettra de réunir une majorité. En commission, c’est le député paysan de l’UDC qui, à la déception du lobby de l’économie (Randegger) et de la recherche (Neirynck), formulera le compromis donnant une majorité au moratoire demandé par les Verts et la gauche.
Ultime rebondissement, en plénière le moratoire est finalement refusé. Le suspense est digne des meilleurs jeux télé, avec les députés le doigt sur leur touche de vote électronique puis le visage tendu vers le grand écran qui restitue les « oui » et les « non » de chacuns sur l’image de l’hémicycle avant d’afficher le résultat final.
Un seul reproche: le film escamote le rôle de la démocratie directe, qui est à l’origine de ce débat (il y a déjà eu plusieurs scrutins à haut investissement émotionnel et financier) et qui pend comme une épée de Damoclès sur l’ensemble des travaux parlementaires. Mais cela n’enlève rien à la réussite du film: montrer que la politique suisse peut être passionnante, et qu’en elle s’incarne véritablement l’unité nationale du pays par-delà sa diversité linguistique.