Ludovic Monnerat sur Beslan
On l’attendait, la voici: l’analyse de Ludovic Monnerat, lieutenant-colonel EMG dans l’armée suisse et surtout animateur du site CheckPoint souvent cité sur ce blog. Elle est reprise par Le Temps d’aujourd’hui, mais dans une version fortement raccourcie et atténuée: lisez l’original!
Monnerat typologise la « prise d’otages géante par un groupe nombreux »:
Dans une situation de conflit armé, les formations militaires sont préparées à affronter un ennemi visant en premier lieu à les défaire, et non à massacrer les non combattants faits prisonniers; dans une situation de criminalité armée, les formations policières sont préparées à neutraliser des suspects visant en premier lieu à leur échapper, et non à combattre jusqu’à la mort en multipliant les victimes. Prendre des civils en otages dans un bâtiment bourré d’explosifs avec plusieurs dizaines de combattants suicidaires et surarmés rend virtuellement impossible toute issue positive.
C’est une riposte trouvée par les groupes terroristes face au développement des méthodes antiterroristes développées depuis 1972 (la prise en otages d’athlètes israéliens lors des JO de Munich), dont Monnerat rappelle l’efficacité lors d’opérations passées. Un nombre réduit de terroristes et du temps pour planifier une intervention sont des facteurs décisifs aujourd’hui neutralisés par ces nouvelles méthodes (à Beslan, le traitement inhumain des otages montrait bien que les terroristes ne comptaient pas s’installer dans la durée; Monnerat estime que le dénouement est probablement intervenu de manière accidentelle, et rappelle que les forces de sécurité russes elles-mêmes ont perdu 10 hommes). Au passage, l’auteur signale qu’il y a déjà eu pas moins de trois précédents en Russie, mais que les pays occidentaux seraient tout autant démunis:
L’assaut mené lors de la prise d’otages du théâtre «Nord-Ost» à Moscou, le 26 octobre 2002, l’a clairement démontré: pour neutraliser les 41 terroristes tchétchènes et les empêcher de massacrer leurs 750 otages, notamment avec de nombreux explosifs prêts à être mis à feu, les forces russes ont eu recours à un assaut de 200 hommes provenant de plusieurs unités, dont l’efficacité a été multipliée par le gaz incapacitant utilisé; et si ce dernier a été fatal à une grande partie des 129 otages décédés, un assaut mené sans pareil artifice aurait certainement donné lieu à un carnage équivalent à celui de Beslan. Le nombre donne aux terroristes la possibilité d’encaisser les premiers coups des unités spéciales, et donc de conserver l’avantage.
Les cas de Budennovsk en 1995 (1500 otages, 150 morts) et Kizliar-Pervomaïskaya en 1996 (2000 otages, 40 abattus d’emblée, 100 morts durant l’assaut) sont à cet égard révélateurs, puisque 200 preneurs d’otages ont été dénombrés à chaque fois. Toutefois, l’exemple de Beslan témoigne d’une préparation plus minutieuse, étalée sur plusieurs mois et menée avec une détermination encore plus fanatique et inhumaine. Neutraliser 32 terroristes armés comme une section d’infanterie et prêts à faire exploser un bâtiment entier était tout simplement impossible dans le temps imparti. La présence de nombreux civils armés, venus prêter main forte aux forces fédérales, n’a fait qu’augmenter le chaos généré par l’imprévoyance, le mélange des unités et le manque de renseignements.
Aucune force de sécurité occidentale n’aurait été en mesure d’empêcher le massacre de nombreux otages dans un laps de temps similaire. La prise d’otage géante est aujourd’hui une méthode terroriste contre laquelle les États et les populations sont démunis. Est-ce que cette pratique va continuer à se répandre? La quantité de personnes impliquées constitue sa force, mais aussi sa faiblesse: un groupe de 30 à 40 terroristes est plus difficile à dissimuler, à transporter et à préparer qu’une cellule dix fois plus petite. De plus, le nombre d’hommes et de femmes prêts à se lancer dans une entreprise de ce type reste très limité, malgré ce qu’affirme la propagande islamiste.
Et Ludovic Monnerat de conclure:
Il faut néanmoins prendre conscience du fait que l’action terroriste est désormais une arme de guerre en voie de normalisation, et que les concentrations de personnes sont autant de cibles potentielles. Les hommes qui attaquent une école, poignardent des enfants et violent des adolescentes en scandant le nom de leur Dieu sont les symptômes les plus répugnants de sociétés à l’agonie et de croyances en sursis. L’ère des conflits entre États, ordonnés et rationnalisés, touche lentement à sa fin, tout comme a disparu avant elle l’ère des conflits entre maisons royales; nous entrons dans une ère de conflits déstructurés, dispersés et déréglés, où l’individu met le nombre en échec, où l’image est plus forte que la réalité, et où l’idéologie se joue de la morale.
Prévenir la guerre de tous contre tous, c’est-à-dire la fin de la civilisation moderne, sera la priorité des forces de sécurité pour les décennies à venir. Et elles n’y parviendront pas sans que leurs rangs soient formés de citoyens-soldats, sans que nos sociétés réapprennent à se défendre, sans que nous soyons prêts à mourir pour notre mode de vie.
A méditer particulièrement au moment où certains (John Kerry en tête) font un usage indigne du franchissement du seuil symbolique de 1000 tués parmi les soldats américains en Irak, au lieu d’une part de saluer ce nombre remarquablement faible eu égard à l’ampleur et à la durée des opérations et, surtout, de leur rendre l’hommage reconnaissant qui conviendrait.