68 enterré ou réincarné?
Un ami me reproche (gentiment) de ne rien écrire sur Condoleezza Rice. Mais qu’ajouter (puisque les métaphores de patinage artistique sont de rigueur avec elle) à un sans faute? Son voyage au Proche-Orient et en Europe a été impressionnant de précision et de clarté, que ce soit vis-à -vis d’Israël, de l’Autorité palestinienne, de l’Iran, de la Françallemagne, de l’Union européenne ou de l’ONU, et il semble qu’elle va continuer sur cette lancée: le temps ou Colin Powell, peu sûr de ses arrières, n’osait guère quitter Washington est révolu.
Outre la conception idéologique, Condi a sur son prédécesseur l’avantage de ne pas être un ex-militaire dirigeant des diplomates, mais quelqu’un du sérail, venue de la recherche académique. Cette légitimité indiscutable lui sera indispensable pour opérer une transformation des mentalités bien nécessaire: au département d’Etat (comme sans doute tous les ministères des affaires étrangères, à voir la France, la Grande-Bretagne ou la Suisse) prédominent les dinosaures dont le « réalisme » le dispute au cynisme et n’a pas grand chose à voir avec la hauteur de vues de Bush et Rice.
Nombreux sont ceux qui voient dans la période actuelle l’enterrement définitif des illusions laissées par Mai 68. Pour m’en sentir un peu un héritier, j’aimerais proposer une autre thèse: si c’est vrai pour tous ceux qui ont mal assimilé ces idéaux (tel François Gross qui illustrait le propos de Ludovic Monnerat: « A toute une génération dont la conception du monde est aujourd’hui périmée, je crains que seule la tombe n’apporte enfin un peu de paix »), je suis tenté de voir une sorte de réincarnation à un stade supérieur de l’esprit de Mai dans cette lutte contre le fondamentalisme, pour la libération des peuples et pour la liberté des individus (le compte personnel de retraite…). Bush c’est Cohn-Bendit, « Soyons réalistes, demandons l’impossible! », et Condi c’est Angela Davis! Seule Hillary Clinton, probablement, est en mesure de doubler la mise (de l’actualisation de 68) pour la gauche.
[Non, je n’ai rien fumé… et je me rends bien compte que je vais me faire taper sur les doigts par Guillaume Barry parce que j’utilise une fois de plus à la légère un concept, la réincarnation, que je ne connais pas vraiment, et par tous ceux qui vont vouloir m’objecter le fondamentalisme chrétien (mais il n’est que personnel, pas théocratique, et n’y avait-il pas aussi dans l’esprit 68 une recherche spirituelle qui a trouvé des débouchés dans le New Age?), la libération sexuelle et l’avortement (mais le respect de la vie est une composante de 68, dont a aussi découlé l’écologie, et il faut replacer les choses dans leur contexte d’hypocrisie, d’interdiction et de criminalisation qui n’a rien à voir avec aujourd’hui, où, comme le raconte Le Monde — mais l’URL est actuellement indisponible –, l’école catholique fait la promotion du préservatif en milieu aisé, mais pas l’école publique en milieu défavorisé) ou les droits des gays (une pirouette: le mariage n’était pas vraiment branché, alors)…]
COMPLEMENT DE GUILLAUME BARRY DU 11.02 A 10H25: Pour la réincarnation, il n’y a pas de quoi taper sur les doigts de mon co-blogueur. On peut juste préciser (très très schématiquement) que dans l’hindouisme et encore plus dans le boudhisme, la réincarnation est une malédiction, puisque le but est d’atteindre le nirwana et de ne pas se réincarner. Car du désir et de l’aspiration à exister naît la souffrance. Si on se réincarne, c’est qu’on n’a pas encore assimilé toutes les leçons, qu’on a des fautes à réparer. Je ne sais pas quelles applications on peut faire à mai 68 et à la doctrine de Bush… On peut d’ailleurs aussi régresser…
Quant à Condoleezza Rice, je l’ai vraiment regardée de près à la télévision il y a deux jours et je dois dire que j’ai été complètement bluffé et subjugué, en me disant « C’est trop beau pour être vrai. Où est la faille? » Mais la faille, n’est pas qu’elle n’avait rien vu venir des nouveaux dangers, de la nouvelle donne, et qu’elle était restée au début accrochée à une vision classique des conflits d’Etat à Etat, de guerre froide etc.? Cela n’empêche pas qu’elle incarne (!) quelque chose comme le meilleur de ce qu’une certaine Amérique peut produire – je parle bien sûr surtout de sa prestance, de son style etc. C’est passé très vite, mais il me semble qu’il y avait un mélange de sûreté de soi non arrogante (qui ne reniait donc pas sa puissance) et de respect bienveillant pour les interlocuteurs.
Je pense que ce que Bush a hérité de 1968, c’est l’idée que tout est possible à qui veut changer le monde.
merci pour cette intervention intéressante
Comme Emmanuel n’utilise pas les trackbacks depuis Ceteris Paribus, je signale ici qu’il a quelques compléments concernant la visite de Condi à Paris — ce n’est pas très clair s’il partage vraiment l’inquiétude affichée à leur propos, moi je les trouve plutôt positifs…