Votations à Genève et en Suisse
La Suisse aime encore moins les riches patrons que les minarets. Et la démagogie de proximité et à petite échelle, ça marche: touche pas à mon ticket de bus!
Journée de résultats pour le scrutin qui s’achève en Suisse: trois questions au niveau fédéral, auxquels s’ajoutent deux questions cantonales à Genève (voir les informations officielles). Comme pour les faits divers, le principe de proximité trouve son application dans les affiches (voir la galerie de photos[1]), nettement plus nombreuses pour les affaires de gros sous locales que pour les objets fédéraux, dont deux ont particulièrement excité les passions ces dernières semaines.
Objets fédéraux
Le premier objet fédéral est un article constitutionnel sur la politique familiale (plus particulièrement l’aide aux parents pour faire garder leurs enfants en bas âge). A la différence des autres pays, les grandes lignes des politiques publiques font en Suisse l’objet d’une disposition constitutionnelle, car sinon l’Etat fédéral n’est pas compétent (principe de subsidiarité selon lequel la compétence originaire appartient aux Etats cantonaux), et chaque modification de la Constitution requiert un scrutin qui doit réunir la majorité des votants à la fois sur le plan national et dans une majorité des cantons (principe de la double majorité pour déplacer les frontières de la subsidiarité).
C’est l’aboutissement d’une procédure qui s’étale le plus souvent sur des années: long travail de sensibilisation politique et de recherche d’un compromis optimal (celui qui va le plus loin avec la majorité la plus large, pas le projet idéal adopté d’une seule voix de majorité) entre les deux Chambres du Parlement, le gouvernement, l’administration et les milieux intéressés, dans lequel les élites doivent aussi savoir se restreindre pour anticiper l’attitude de l’opinion… L’exercice est loin d’être facile comme on le voit avec ce cas d’école: l’objet sur lequel le débat a été le plus discret se révèle le plus contesté dans les urnes, et échoue à la majorité des cantons sur le traditionnel clivage sociologique entre villes et campagnes!
Deuxième objet, que le monde entier nous envie sans doute comme dirait Le Canard enchaîné: une initiative populaire sur les salaires abusifs des patrons! Un vote-défouloir comme on en a rarement vu en Suisse, avec majorité des deux tiers des votants pour la proposition[2] lancée au départ par un homme seul, Thomas Minder, patron de PME « indigné », héros comme on les aime en Suisse (incarnation des valeurs les plus traditionnelles, seul contre tous, et surtout pas de gauche), nouveau Guillaume Tell face à l’Empire[3]: le seul précédent d’une initiative adoptée à l’unanimité des cantons avait été pour faire de la Fête nationale du 1er-Août un jour férié…
Troisième objet: une révision de la loi fédérale sur l’aménagement du territoire, les milieux opposés ayant réuni les signatures nécessaires pour provoquer un scrutin. Cette révision était par ailleurs un contre-projet à une initiative demandant le renforcement de cette législation, retirée en sa faveur. Ici la campagne fut dure mais l’objet est passé sans encombre.
Objets cantonaux
En réaction à une augmentation des tarifs des transports publics par le gouvernement dont c’était la compétence, mais aussi en surfant sur la mauvaise humeur générale entraînée par des maladresses technocratiques dans le développement du réseau[4], le vieux lion du populisme de gauche reconverti en panthère grise, Christian Grobet, a selon son habitude griffonné sur une nappe en papier une modification bâclée de la loi pour y graver les prix (réduits) des billets et abonnements, exhaustivement énumérés, et en a fait une initiative populaire du lobby des retraités. Tous les partis et milieux responsables y étaient opposés[5], mais ils ne sont pas suffisamment méfiés et ont commis, comme souvent, l’erreur de ne pas constituer un comité dédié pour mener une campagne offensive.
A la surprise générale l’initiative a été adoptée, et c’est un désastre non seulement pour le financement des transports publics qui a besoin de plus d’argent, pas moins, mais par son caractère réactionnaire et régressif: plus de communauté tarifaire entre toutes les entreprises de transports publics de la région franco-valdo-genevoise mais le retour au village d’Astérix (on n’est pas étonné que l’initiative ait été soutenue par le MCG anti-frontaliers), un saut tarifaire pour les jeunes ramené de 25 à 18 ans, c’est-à -dire précisément à l’âge d’acquisition du permis de conduire et des bonnes ou mauvaises habitudes en matière de déplacement pendulaire… Les initiants défendaient explicitement une vision des transports publics dépassée depuis plus de 30 ans, celle d’une prestation sociale pour les vieux, les enfants et les pauvres qui n’ont pas de voiture!
Par comparaison, c’est un vrai miracle (dû sans doute au nombre des fonctionnaires raisonnables et de leurs proches, comme aussi à la traditionnelle difficulté à se représenter les milliards de francs en jeu, alors qu’un billet de tram à 3 francs ou 3,50 francs…) que la nouvelle loi sur le financement de la retraite des fonctionnaires[6] ait été adoptée, et largement: le référendum avait été demandé par la frange la plus délirante de l’extrême gauche politique et syndicale[7] qui croit toujours pouvoir demander plus à l’impôt et moins au contribuable, selon l’immortelle formule du maire de Champignac, mais le risque était grand que toute une partie de la droite politique et patronale n’écoute plus le surmoi responsable qui l’avait amenée à soutenir le projet et se laisse aller au non dans l’urne. Eh bien cela n’a pas été le cas.
COMPLEMENT DU 29.3: Il y a des petits miracles. Le scrutin sur les tarifs des transports publics a été annulé par la justice à la suite d’un recours, on revotera (et il me paraît hautement improbable que le oui l’emporte la seconde fois). Le motif est assez choquant: une grossière erreur de l’autorité qui a publié dans la brochure envoyée aux électrices et électeurs un texte inexact (il ne contenait pas la parenthèse cruciale sur l’âge du saut tarifaire pour les jeunes, alors même que l’argumentaire du gouvernement pour appeler à voter non s’appuyait en particulier sur cet élément). Les initiants trouvent la nouvelle doublement saumâtre (et peuvent tenter un ultime recours au Tribunal fédéral): en somme les adversaires de l’initiative invoquent (de manière passablement formaliste puisqu’on ne peut prétendre que la question a été absente de la campagne) leur propre turpitude pour faire annuler un scrutin dont le résultat ne leur convenait pas; et il faudra refaire campagne, ce qui n’est pas bon marché, pour aller à la défaite quasi-certaine après la divine surprise…
Notes
[1] Merci, Martin!
[2] Pourtant complexe et détaillée, une hérésie d’article constitutionnel – mais ce n’était bien sûr pas, plus la question.
[3] L’immonde bailli Gessler a pour sa part été joué dans les dernières semaines de la campagne par Daniel Vasella, patron de Novartis dont on a appris qu’il allait toucher 72 millions de francs d’indemnité de non-concurrence à l’occasion de son retrait.
[4] Sous la responsabilité d’une conseillère d’Etat verte dont la dernière maladresse en date aura été de nommer une coreligionnaire à la présidence de l’établissement public!
[5] Même la Jeunesse socialiste dont la démagogie et l’absence de sens politique sont proverbiales appelait à voter non.
[6] Un compromis au sens noble décrit ci-dessus à propos de la politique familiale: les retraités et fonctionnaires en activité voient leurs espérances de gain légèrement réduites pour les années futures et leurs durée de cotisations légèrement augmentée (c’est le hold-up évoqué par les référendaires), en échange d’un assainissement financier très coûteux pour les contribuables (dont la plupart sont moins favorisés) et d’une reconduite d’un régime de retraite simplement économiquement impossible dans le secteur privé où l’argent doit être gagné, et qui serait politiquement impensable même pour le secteur public si on devait l’inventer aujourd’hui. Cf. la ville de Detroit, Michigan: pour chaque dollar versé pour un policier ou un pompier, 83 cents concerne leur retraite!
[7] Soutenue comme il se doit par la Jeunesse socialiste.