Bayrou ou la chimère du centrisme en France
Je méditais déjà le billet ci-dessous quand mon co-blogueur m’a fait découvrir Jack’s blog: nous croyions en toute modestie qu‘Un swissroll était unique, eh bien, comme dans ce roman de Rosny Aîné où la Terre a une planète jumelle de l’autre côté du Soleil, il existe un autre blog de commentaire politique dont l’auteur est par ailleurs gay et protestant… Mais lui est Français et se reconnaît dans François Bayrou: il était donc d’autant plus urgent de marquer la différence[1] 😉 .
Dans la mise en place qui s’effectue en vue de l’élection présidentielle en mai 2007, pour les quatre rôles principaux deux candidatures sont désormais certaines: Ségolène Royal et François Bayrou. Deux autres sont hautement vraisemblables: Nicolas Sarkozy et Jean-Marie Le Pen, sauf accident (de santé, ou défaut de signatures pour Le Pen). Bien sûr il peut y avoir une douzaine ou plus d’autres candidats qui feront de la figuration, et même quelques tentatives, verte, « gauche de la gauche » ou chiraquienne « canal historique », de s’insérer dans le quarté de tête, mais leur division paraît elle-même l’exclure.
Pour Bayrou, plus particulièrement, l’enjeu est de savoir s’il peut améliorer son score de 2002 non seulement en voix (1’949’170 sur 28’498’471) mais en passant de la quatrième à la troisième place, voire évidemment à la deuxième. Et le « buzz » lui semble favorable, entre la prime à l’opiniâtreté crâne dont Bayrou fait indéniablement preuve[2] et l’intérêt que peuvent soudain lui trouver quelques sociaux-démocrates et sociaux-libéraux misogynes et cérébraux, déstabilisés par une femme ayant intégré la dimension de l’émotion en politique[3].
Je tiens pourtant l’hypothétique présence de Bayrou au deuxième tour pour un dysfonctionnement du système politique français équivalent à l’irruption de Le Pen (même s’il serait évidemment moins dramatique), nullement comparable à ce dont il doit rêver: l’élection de 1974 qui a vu Giscard d’Estaing ravir la deuxième place à Chaban-Delmas (puis la présidence, évidemment). Car qu’on le veuille ou non, la Ve République est un régime fondé sur l’alternance bipolaire[4], fût-ce au sein d’une cohabitation, et toute tentative de faire émerger un centre distinct de la droite et de la gauche est promise à l’échec.
Mais c’est la tentation éternelle des esprits trop intelligents pour accepter ce type de simplification[5][6] de rêver d’un tiers parti: prenant le meilleur à droite et à gauche, éthique sans être idéologique et pragmatique sans se rattacher à un groupe social. Il y a des systèmes politiques dans lesquels il peut exister: le FDP en Allemagne, le parti libéral-démocrate au Royaume-Uni ont en quelque sorte une fonction institutionnelle de contre-poids aux deux partis dominants. Mais en France le centre a vocation à finir par entrer dans la zone d’attraction de la droite, on le sait depuis le ralliement à la majorité de droite d’opposants autour de Jacques Duhamel en 1969 puis du solde autour de Jean Lecanuet en 1973.
Un cas de figure différent, c’est la tentative de changer les rapports de force à l’intérieur d’un des camps: ce fut pour la droite celle de Giscard d’Estaing (dont les Républicains Indépendants étaient un appoint de la majorité gaulliste depuis les années 60) en 1974, pour la gauche celles de Jean-Jacques Servan-Schreiber, d’abord en 1965 avec « Monsieur X » (Gaston Defferre comme candidat unique de l’opposition au général de Gaulle), puis en recherchant avec Mitterrand une union de l’opposition s’écartant de l’anticapitalisme primaire (voir ce témoignage très éclairant d’un chercheur qui n’était pas né à l’époque mais qui corrobore très précisément mes souvenirs personnels).
Giscard a échoué par pusillanimité en ne dissolvant pas l’Assemblée nationale après son élection comme JJSS le lui recommandait. Et Servan-Schreiber a à son tour fait le choix, quoi qu’il ait pu lui en coûter[7], de quitter son camp de toujours qui l’avait rejeté pour tenter d’infléchir la politique de la droite, et doter Giscard d’Estaing, avec l’UDF, de l’instrument qui lui faisait défaut pour être davantage que la parenthèse qu’il a finalement représentée. A contrario, lorsque JJSS a tenté le jeu de la troisième force, avec le Mouvement Réformateur aux législatives de 1973 ou avec la liste Ere (Emploi – Egalité – Europe) lors des élections européennes de 1979, il a respectivement échoué, malgré une nette progression, à réussir la percée décisive[8] et été carrément laminé.
Du moins Giscard d’Estaing avait-il sur Chaban-Delmas, pour sa tentative, une légitimité de l’intérieur: non gaulliste, il était cependant le ministre de l’économie et des finances de Pompidou décédé, non l’ex-premier ministre congédié par ce dernier. Bayrou, lui, si rien ne le rattache évidemment à la gauche, est un membre réticent de la majorité de droite, une sorte d’opposant de l’intérieur (qui mesure cependant ses foucades pour ne pas rompre), ce qui le différencie également nettement des candidatures Barre de 1988 et Balladur de 1995. Qu’il soit présent au deuxième tour face à Royal en ferait le champion illégitime d’une droite ayant connu un séisme, et face à Sarkozy un obligé involontaire d’une gauche ayant implosé pour la deuxième fois. Il n’y a guère que dans le cas de pure politique-fiction d’un affrontement Le Pen – Bayrou que ce dernier aurait au moins plus de légitimité que Chirac en 2002 à incarner l’union sacrée contre l’extrême-droite, et ferait certainement meilleur usage de son élection.
Mais le plus probable reste que, première étape d’un rétablissement de la France dans sa tête et dans ses baskets (si je puis dire) et sur la scène internationale, les deux candidats naturels arrivent nettement en tête au premier tour. Et les troupes de Bayrou devront se rallier ou alors connaître un honorable hara-kiri aux législatives qui suivront.
Notes
[1] Evidente pour moi qui, est-ce l’expérience d’une famille nombreuse ou du scoutisme, suis à l’aise pour le meilleur et pour le pire dans cette grande tente aux multiples recoins qu’est le parti socialiste, peut-être moins pour Guillaume Barry pour qui la chimère du centrisme peut avoir du charme…
[2] Et je ne doute évidemment pas de ses éminentes qualités personnelles qui transparaissent apparemment dans l’entretien-fleuve qu’il a accordé au PoliTIC’show, débité en tranches sur DailyMotion: mais la vie est ainsi faite que ce n’est une caractéristique ni nécessaire ni suffisante du leadership politique.
[3] Comme Clinton (et maintenant Bush) ou Blair ont pu aussi le faire, mais contrairement à une Marie-France Garaud, une Simone Veil ou une Martine Aubry, ou bien sûr une Thatcher ou une Merkel, qui ne remettent guère en cause le machisme en politique.
[4] La multipolarité n’est chère à la France qu’en politique internationale…
[5] Plus à l’aise aussi dans la position, pas très « citoyenne » en fin de compte, du spectateur indépendant que dans celle du joueur ou même du fan qui suit son équipe dans les bons comme dans les mauvais jours.
[6] Et pas seulement en France évidemment: que l’on songe aux séductions qu’ont exercées certains candidats indépendants à la présidentielle américaine, de John Anderson en 1980 à Ross Perot en 1992.
[7] C’est son fils Emile qui a relevé, avec un humour vengeur, à propos de la maladie qui a finalement écarté JJSS de la vie publique: « Petit à petit, des années entières de souvenirs, en commençant par les plus récentes, allaient s’effacer, laissant la place aux souvenirs plus anciens qui, du coup, regagnaient en couleurs. Cela n’avait pas que des désavantages. Par exemple, il ne s’est jamais vraiment rendu compte que Jacques Chirac était Président de la République. »
[8] Pour devenir « pas parti charnière, parti moteur », comme il le déclarait à la télévision lorsqu’il avait pris les rênes du parti radical et lancé le Manifeste radical Ciel et Terre.
Ouch, me voila assigné un bien bon challenge que de devenir un jumeau convaincant.
Mais grand frére swissroll me montrera je pense le chemin.
En tout cas si tout ça ne fais pas exploser mes stats c’est à ne rien y comprendre! 😉
JJSS l’a sans doute révée mais la mini-alternance de 1974 n’a pas été une victoire du centrisme au sein de la droite : les RI de Ponia, Chinaud (et Giscard qui est une figure plus complexe) étaient plus à droite, moins centristes que les gaullistes historiques à la Chaban. Leurs alliés au sein de l’UDR d’alors (dont Chirac est un bon exemple) représentaient plutôt l’aîle droite des gaullistes. D’où, à mon avis, l’éjection rapide de JJSS et l’impossibilité d’une dissolution. C’est la création a posteriori (et après la rupture avec Chirac) de l’UDF qui peut créer cette illusion d’un Giscard centriste en 74 (et aussi les mesures modernistes adoptées dans les premiers mois du septennat, c’est vrai).
@maruku: Oui, je suis assez d’accord pour VGE en 74, pas centriste mais quand même plus libéral que les gaullistes; personnellement je lui trouvais des séductions modernistes (qui se sont quand même confirmées, il faut lui laisser ça) mais lui préférais quand même Mitterrand.
Bayrou ou la chimère du centrisme en France – Réponse à "mon frère" Swissroll
Je suis – ou en tout cas suis en train de devenir – un militant acharné de l’Udf et je suis optimiste pour 2007. En effet, grâce à François Bayrou….