L’anglais comme langue officielle de la Suisse?
Je fais aussi bien de reprendre sur ce blog une suggestion que j’ai émise dans un commentaire chez Ludovic Monnerat: adopter en Suisse une langue officielle unique, étrangère, à savoir l’anglais, à côté des quatre langues maternelles nationales que sont l’allemand (le suisse-allemand), le français, l’italien et le romanche.
Référence peut-être à un âge d’or mythique, il me semble que le sentiment est général d’une dégradation de la capacité à travailler ensemble par-delà les frontières linguistiques en Suisse: les Alémaniques ne mettent plus autant d’empressement que par le passé à apprendre le français, les Romands n’ont jamais été enthousiasmés par l’allemand (et le problème est que celui est déjà pratiquement une « langue officielle étrangère » pour les Alémaniques); mais surtout, comme le souligne l’affaire de la nomination par le Conseil fédéral d’un Alémanique, Oswald Sigg, en remplacement de l’italophone Achille Casanova à la Chancellerie fédérale qui est à l’origine du billet de Ludovic Monnerat, ce sont certains usages qui se perdent, un surmoi qui amenait les Alémaniques à constamment prendre en compte les minorités linguistiques qui tend à disparaître. Et, corrélativement, il me semble que les Romands se placent de plus en plus en situation d’assistés à qui tout est dû sans qu’eux-mêmes doivent faire d’effort: le cercle vicieux de ce que j’appelle dans des moments de pessimisme la « belgicisation » de la Suisse est en marche.
Longtemps la Suisse a utilisé des expressions latines, par exemple, pour trouver une désignation identique dans tout le pays (Pro Helvetia, Pro Senectute). On commence néanmoins de généraliser à tout le pays des acronymes spécifiquement germaniques (Suva); le web offre une nouvelle source de difficulté à ce propos pour trouver des noms de domaines ou des structures de site neutres sur le plan linguistique. Or s’il y a un usage à établir, c’est bien que seul l’emploi d’un mot d’une langue minoritaire (idéesuisse pour la télévision) ou étrangère peut être étendu à tout le pays, car il ne suscite pas l’irritation naturelle qui vient de l’emploi de la langue majoritaire.
Il faut surtout ajouter à cette perception épidermique le vrai problème de mauvaise qualité des échanges qu’implique un multilinguisme aussi contrarié; j’ai personnellement vécu cela à deux reprises au sein du PS suisse, où la tendance réformiste s’est cristallisée sur un Manifeste du Gurten puis sur un livre de Rudolf Strahm et Simonetta Sommaruga (elle est aussi Alémanique que je suis Genevois, malgré la consonnance de nos noms respectifs!) auxquels les initiateurs n’ont pas pris la peine d’associer un seul Romand. Si l’on dit que l’Amérique et le Royaume Uni sont « deux nations divisées par une même langue », je ne crois pas, dans un monde caractérisé par le double mouvement de l’individualisation et de la globalisation, que la Suisse puisse se permettre encore longtemps d’être ce pays où l’on peut « vivre ensemble parce que l’on ne se comprend pas ».
Dans la vie quotidienne, la solution s’impose toute seule avec la généralisation de l’anglais comme deuxième langue. Il me semble que son utilisation confédérale progresse dans l’économie, dans les universités; qu’en est-il à l’armée (ou au CICR)? Reste à faire le pas pour la vie publique, le débat politique: à quand un vrai quotidien national, en anglais, une vraie radio nationale, en anglais, une vraie télévision nationale, en anglais? Pour terminer par l’usage de l’anglais pour les débats parlementaires et la législation.
On pourrait déjà commencer par des blogs en anglais consacré à des problématiques nationales suisses, avec des contributions d’auteurs des différentes parties du pays… En tout cas je suis encouragé sur cette voie par la découverte d’un site agrégateur de blogs suisses: blog.ch, Swiss blog feed.
Petit rappel. Pour l’Union européenne, j’ai déjà défendu une thèse similaire avec une proposition tout aussi sérieuse mais plus drôle dans son résultat: renoncer à la traduction généralisée par laquelle le Parlement européen incarne véritablement la malédiction de Babel pour se limiter à 3 ou 4 langues officielles (dont l’esperanto, à toutes fins utiles); mais simultanément interdire l’emploi de sa langue maternelle afin que tout le monde soit placé sur pied d’égalité!
Cela n’étonnera personne, mais je ne saurais souscrire à une telle idée.
D’une part, l’anglais qui se répand (quoique : la résistance est en marche) dans l’université et l’économie n’est qu’un sous-anglais d’aéroport d’une pauvreté effrayante. D’éminents linguistes anglo-saxons craignent même que l’anglais en tant que langue de culture ne soit phagocyté par cette lingua franca de bas étage.
D’autre part, sauf à souhaiter que l’expression de la pensée ne soit limitée par un vocabulaire d’adolescent boutonneux allaité à la sauce ouèbe et ès et messe – forme et fond ne sont pas autonomes -, l’anglais, le vrai, n’est pas la langue appropriée pour un usage planétaire : d’abord facile, il ne révèle sa complexité qu’une fois passé le stade de la conversation courante. Conséquence : l’immense majorité des chercheurs, universitaires et politiciens prétendument polyglottes massacrent chaque jour la langue anglaise dans les colloques et leurs publications. Promouvoir la mélasse linguistique, c’est ajouter une pierre au suicide culturel européen.
S’agissant de la Suisse, et plus particulièrement de l’administration, on notera que les anglicismes sont en voie d’être bannis dans les appellations des services et offices (cf. décision du 6 avril 2005 du Conseil fédéral). Toutefois, quand on sait que les Services linguistiques de la Chancellerie fédérale, qui dépendaient jusqu’ici du Service d’information, ont récemment été rattachés administrativement à la conciergerie (sic!), il faut tempérer son enthousiasme.
Au niveau de l’armée suisse, la pratique de l’anglais est une condition sine qua non de l’interopérabilité. Lorsque l’on travaille au niveau européen, dans l’OTAN ou non, l’anglais est presque immanquablement la langue usitée. Une autre langue serait par exemple difficile à imaginer avec les pays nordiques, qui sont des partenaires de la Suisse dans plusieurs domaines militaires. Par conséquent, on attend des officiers à partir d’un certain grade qu’ils maîtrisent suffisamment l’anglais pour fonctionner dans un environnement opérationnel (ce qui signifie un anglais très limité sur le plan grammatical et syntaxique, et très élaboré sur le plan du vocabulaire spécialisé).
Pour le travail en Suisse, en revanche, l’usage de l’anglais entre Confédérés m’est totalement inconnu. Il est vrai que le vocabulaire militaire comporte de nombreuses expressions en anglais qu’il est parfois pénible de traduire dans les langues nationales ; par exemple, Combined Joint Special Operations Task Force (CJSOTF, quoi!) se traduit en français – avec le vocabulaire de l’armée suisse – par force de circonstance multinationale et interforces d’opérations particulières. On comprend aisément pourquoi les acronymes anglophones sont préférés! Cependant, le langage reste le plus souvent la langue maternelle : l’armée tente encore largement de préserver l’usage régulier du français, par exemple.
D’où le danger de laisser des gens qui ne maîtrisent ni l’anglais ni leur langue maternelle (à moins qu’il ne s’agisse d’un Biennois prétendument bilingue…) toucher à la traduction…
On trouve ici un équivalent élégant de Combined Joint Task Force -> Groupe de forces interarmées multinationales, auquel il suffit d’ajouter, par exemple, un « chargé d’interventions spéciales » pour que l’expression soit claire comme de l’eau de roche.
Cela dit, la facilité tant louée de l’anglais à juxtaposer des substantifs (qui est le pendant de la capacité de l’allemand à les accoler en un seul mot de deux lignes…) a pour conséquence un grand flou, car, sauf à être un spécialiste du domaine, on ne sait souvent plus comment diviser le syntagme (et donc on ne le comprend pas !). Ce que l’on ressent comme une lourde contrainte du français (préciser les liens logiques entre les éléments) participe en fait de la clarté.
Bien sûr qu’il est préférable de pouvoir s’exprimer dans sa langue maternelle, et de bien la maîtriser! Ma proposition ne se veut pas un idéal abstrait, mais une solution pragmatique à une incompréhension confédérale croissante. La base de départ est peut-être un sous-anglais d’aéroport, mais c’est déjà davantage que le niveau commun entre Alémaniques et Romands (à des années-lumière de l’élite militaire du pays…)? Et cette base peut facilement être développée en généralisant l’enseignement de l’anglais comme deuxième langue, pour faire de la Suisse un pays authentiquement bilingue (ou plus précisément peuplé de bilingues: allemand-anglais, français-anglais, italien-anglais, romanche-anglais…).