Droits populaires: naturalisations
La décision du Tribunal fédéral de déclarer inconstitutionnel l’octroi de la nationalité suisse par votation populaire (communiqué en français — tant qu’il n’est pas remplacé puisque le site du TF n’a pas l’air de les archiver) continue de faire du bruit (Pierre-André Stauffer dans L’Hebdo de cette semaine), et probablement pas seulement parce que c’est l’été. Quand j’en ai pris connaissance, de Londres sur le web, j’ai personnellement été choqué: jugement « politiquement correct » qui marque une tentation vers le pouvoir politique des juges (encore moins acceptable en Suisse que dans d’autres pays parce qu’elle peut mettre le pouvoir judiciaire en conflit non pas seulement avec d’autres pouvoirs de l’Etat, mais avec le peuple lui-même), formalisme dogmatique de traiter la naturalisation comme un acte administratif de la même nature, en somme, qu’un permis de conduire, tendance à voir de la discrimination partout…
Je m’empresse de préciser que je ne suis pas partisan des naturalisations par votation, et que j’accueillerais avec faveur une dépolitisation du processus d’acquisition de la nationalité: à Genève, cette décision fait intervenir le conseil municipal de la commune concernée (ou l’exécutif communal) et est du ressort du Conseil d’Etat (gouvernement cantonal) in corpore; en cas de refus, la personne concernée peut solliciter une décision du Grand Conseil (parlement cantonal)!
J’ai eu un peu plus de compréhension pour les juges fédéraux en réalisant qu’ils ont statué simultanément sur deux affaires: une demande de déclarer nulle la fameuse votation intervenue dans la ville d’Emmen qui a vu certains étrangers naturalisés, les Italiens, mais pas d’autres, les ex-Yougoslaves (texte de l’arrêt, en allemand); et une initiative populaire de l’UDC qui voulait introduire la naturalisation par le peuple plutôt que par les autorités en ville de Zurich (texte de l’arrêt, en allemand). Pour prendre une analogie avec le droit de vote des femmes: si le TF, alors, a su résister à la tentation d’octroyer par voie judiciaire les droits politiques aux femmes, il est néanmoins clair qu’une initiative populaire qui aurait tenté de les supprimer dans un canton où ils avaient été acquis aurait dû être déclarée contraire aux droits fondamentaux garantis par la Constitution fédérale. Dans le cas précis, il était donc difficile de déclarer l’initiative zurichoise inconstitutionnelle tout en prenant une mesure ménageant mieux la susceptibilité des collectivités mises en cause.
Il me semble que ces arrêts du TF marquent symboliquement l’achèvement d’un cycle de 50 ans: celui de l’apothéose des droits populaires, ramenés aujourd’hui au rang d’instrument contingent. Le cycle a commencé dans les années 50 avec les arrêts Rheinau et Savary: les juges fédéraux faisaient alors preuve de la plus grande largeur de vue pour « sauver » des initiatives que les autorités tentaient d’annuler (pour cause de remise en cause d’un ouvrage déjà construit, par exemple). Depuis la doctrine dominante et la pratique ont toujours cherché la protection ou l’extension maximale des droits populaires (in dubio pro populo, le doute doit profiter aux droits populaires, selon l’adage forgé en latin par le professeur Jean-François Aubert, application non seulement à des normes mais à des décisions concrètes telles qu’autoroutes et centrales nucléaires).
Aujourd’hui le vent a tourné: la même élite libérale (au sens étymologique) qui a porté ce mouvement n’y voit plus d’intérêt, médias et universitaires qui auparavant louaient la capacité des droits populaires de faire évoluer la société suisse ne voient plus que blocages et populisme. Il y a peu d’années, le TF n’a pas cherché à « sauver » l’initiative qui voulait remettre en cause le stade (et surtout centre commercial) de Genève, et maintenant il ne prend pas de gants pour décréter que, même là où elle existe sans problème depuis longtemps, la naturalisation par votation est intolérable. La boucle est bouclée: dans la Tribune de Genève, la semaine dernière (mais l’interview n’est pas en ligne), le professeur Andreas Auer, naguère à l’avant-garde des droits populaires et toujours directeur du Centre d’études et de documentation sur la démocratie directe de l’Université de Genève, confirme que le réexamen devrait aussi concerner d’autres objets régulièrement soumis en votation (référendum financier, traditionnellement défendu par la droite) tout en niant encore que cela aura aussi des répercussions sur les décisions en matière d’aménagement du territoire (au détriment de la gauche et des Verts).