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L’envol des Saoudiens: un ramonage du Temps

Un grand article par Sylvain Besson, le « journaliste d’investigation » maison, annoncé en Une: Le Temps (le quotidien de référence en Suisse de langue française) ne ménage pas sa peine pour entonner une ritournelle pourtant bien connue puisque, comme il le rappelle, elle est à la base du Fahrenheit 9/11 de Michael Moore.

Si je prends la peine de disséquer ici cette affaire, après avoir écrit au journal une lettre concise et contenue qu’il a publiée, c’est parce qu’elle est exemplaire des déformations, pour ne pas dire des pures manipulations, courantes dans les médias et les milieux bien pensants de la Vieille-Europe dont la Suisse est l’extrême-centre par son unanimisme défaitiste et anti-américain. Sur l’Irak, il y a eu bien d’autres « contes et légendes », sans parler de toutes ces omissions significatives, et ce blog n’en a qu’occasionnellement relevé quelques uns (en particulier ici, suivi dans les commentaires d’un dialogue avec Eric Hoesli, directeur du Temps). Le sujet de ce jour se prête particulièrement à cet exercice littéraire, en vogue aux XVIIIe et XIXe siècle, tombé depuis en désuétude, que le blog renouvelle de manière particulièrement adaptée par sa rapidité et sa légèreté: dans le monde anglophone cela s’appelle du « fisking », d’après Robert Fisk, journaliste caricatural au quotidien britannique The Independant (son dernier haut fait: publier le nom du juge irakien qui a inculpé Saddam Hussein, considérant que l’interdiction prononcée pour raison de sécurité ne valait pas hors d’Irak…), et en français le terme « ramonage » (d’après Ignacio Ramonet, directeur du Monde diplomatique) a été proposé avec un certain bonheur.

Mais plantons le décor! En fait tout est dit par ce grand titre sur 4 colonnes en tête de Une de l’édition du week-end, sans doute la plus lue (samedi 24-dimanche 25 juillet 2004):

TERRORISME – Commencé alors que le ciel américain était encore fermé aux avions, le périple a permis de rapatrier 25 proches du chef d’Al-Quaida

Au lendemain du 11 septembre, la fuite de la famille Ben Laden a passé par Genève

Le développement signé Sylvain Besson est en page 14, sous le titre:

GENEVE – L’évacuation précipitée de la famille du responsable des attentats du 11 septembre 2001 est l’un des passages les plus troublants du film de Michael Moore, « Fahrenheit 9/11 ». Mais comment s’est déroulé ce vol mystérieux? Pourquoi a-t-il fait escale en Suisse? Enquête

Quand la fuite de la famille Ben Laden passait par Genève: le récit du vol qui embarrasse Bush

Ce qui est fascinant, c’est l’impudence avec laquelle Le Temps persiste et signe dans la propagation d’une rumeur conspirationniste, amplifiée par le film de Michael Moore, au mépris des conclusions de la commission d’enquête, dite « commission 9/11 », instituée par le Congrès américain (contre la volonté du président Bush, d’ailleurs) et composée de 5 Républicains et 5 Démocrates, dont le rapport unanime, qui s’appuie sur le travail de quelque 80 collaborateurs pendant des mois, fournit néanmoins l’occasion de l’article. Mais il n’est mentionné qu’en passant, pour suggérer qu’il n’a pas approfondi le sujet: « La commission d’enquête du Congrès qui a livré son rapport jeudi n’a rien trouvé à redire à cette expédition », est-il écrit en première page.

En réalité, la commission (dont le rapport intégral de 585 pages peut être consulté ou téléchargé librement) a procédé à un examen approfondi, reflété à l’intérieur du chapitre 10 Wartime [PDF – 396Ko] par un encadré aux pages 329 et 330 du rapport:

Flights of Saudi Nationals Leaving the United States

Three questions have arisen with respect to the departure of Saudi nationals from the United States in the immediate aftermath of 9/11: (1) Did any flights of Saudi nationals take place before national airspace reopened on September 13,2001? (2) Was there any political intervention to facilitate the departure of Saudi nationals? (3) Did the FBI screen Saudi nationals thoroughly before their departure?

On y trouve une réfutation catégorique et argumentée de chacune des élucubrations du Temps, qui n’hésite pas à affirmer des contre-vérités là où Michael Moore lui-même se contente de suggérer, de mentir par omission: l’exemple le plus typique est le fait que le 13 septembre (au matin) est la date effective de réouverture du ciel américain au trafic aérien civil, alors que Moore fait comme si ce n’était pas encore le cas et que Le Temps écrit le contraire!

Le Temps:

Page 1 (mais ce n’est seulement l’oeuvre d’un secrétaire de rédaction trop enthousiaste): Le 13 septembre 2001, alors le ciel des Etats-Unis était interdit aux avions civils par crainte d’une nouvelle attaque terroriste, un avion a tout de même volé. Il rassemblait des Saoudiens de haut rang…



Sylvain Besson, page 14: L’évacuation commence le 13 septembre, alors que l’interdiction des vols civils est encore en vigueur aux Etats-Unis. Dans les jours suivants, une fois l’interdiction de vol levée, 6 avions transportant 142 personnes quittent le pays…

Commission 9/11:

First, we found no evidence that any flights of Saudi nationals, domestic or international, took place before the reopening of national airspace on the morning of September 13, 2001 (24). To the contrary, every flight we have identified occurred after national airspace reopened (25).

Les notes [PDF – 1,1Mo], qui occupent aux pages 556 à 558 un espace plus important que le texte lui-même, documentent les faits en détails. La note 25 est particulièrement intéressante parce qu’elle montre le professionnalisme avec lequel les collaborateurs de la commission sont remontés à la source de la rumeur infondée d’un vol interne ayant eu lieu avant la réouverture de l’espace aérien (il a en réalité eu lieu l’après-midi du 13 et transportait 3 jeunes Saoudiens), pour comprendre par quelle suite de quiproquos elle s’explique:

25. After the airspace reopened, nine chartered flights with 160 people, mostly Saudi nationals, departed from the United States between September 14 and 24. In addition, one Saudi government flight, containing the Saudi deputy defense minister and other members of an official Saudi delegation, departed Newark Airport on September 14. Every airport involved in these Saudi flights was open when the flight departed,and no inappropriate actions were taken to allow those flights to depart. See City of St. Louis Airport Authority, Lambert. St. Louis International Airport response to Commission questions for the record, May 27, 2004;Los Angeles International Airport response to Commission questions for the record, June 2, 2004; Greater Orlando Aviation Authority, Orlando International Airport response to Commission questions for the record,June 8, 2004;MetropolitanWashington Airports Authority,Washington Dulles International Airport response to Commission questions for the record,June 8, 2004; Port Authority of New York and New Jersey, JFK Airport response to Commission questions for the record, June 4, 2004; Massachusetts Port Authority, Logan International Airport, and Hanscom Airfield response to Commission questions for the record,June 17, 2004; Las Vegas. McCarran International Airport response to Commission questions for the record,June 22, 2004; PortAuthority of NewYork and New Jersey, Newark Airport response to supplemental question for the record, July 9, 2004.

Another particular allegation is that a flight carrying Saudi nationals from Tampa, Florida, to Lexington, Kentucky, was allowed to fly while airspace was closed, with special approval by senior U.S. government officials. On September 13,Tampa police brought three young Saudis they were protecting on an off-duty security detail to the airport so they could get on a plane to Lexington. Tampa police arranged for two private investigators to provide security on the flight.They boarded a chartered Learjet. Dan Grossi interview (May 24, 2004); Manuel Perez interview (May 27, 2004); John Solomon interview (June 4, 2004); Michael Fendle interview (June 4, 2004). The plane took off at 4:37 P.M., after national airspace was open, more than five hours after the Tampa airport had reopened, and after other flights had arrived at and departed from that airport. Hillsborough County Aviation Authority,Tampa International Airport response to Commission questions for the record, June 7, 2004. The plane’s pilot told us there was “nothing unusual whatsoever” about the flight other than there were few airplanes in the sky.The company’s owner and director of operations agreed, saying that “it was just a routine little trip for us” and that he would have heard if there had been anything unusual about it.The pilot said he followed standard procedures and filed his flight plan with the FAA prior to the flight, adding, “I was never questioned about it.” Christopher Steele interview (June 14, 2004); Barry Ellis interview (June 14, 2004). FAA records confirm this account. FAA supplemental response to Commission questions for the record, June 8, 2004.When the plane arrived at Lexington Blue Grass Airport, that airport had also been open for more than five hours. Lexington-Fayette Urban County Airport Board, Blue Grass Airport response to Commission questions for the record, June 8, 2004. The three Saudi nationals debarked from the plane and were met by local police.Their private security guards were paid, and the police then escorted the three Saudi passengers to a hotel where they joined relatives already in Lexington. Mark Barnard interview (June 7, 2004).The FBI is alleged to have had no record of the flight and denied that it occurred, hence contributing to the story of a “phantom flight.”This is another misunderstanding.The FBI was initially misinformed about how the Saudis got to Lexington by a local police officer in Lexington who did not have firsthand knowledge of the matter.The Bureau subsequently learned about the flight. James M. interview (June 18, 2004).

Le Temps consacre beaucoup d’efforts à lier le plus étroitement possible ces vols au président Bush lui-même: le titre, « le récit du vol qui embarrasse Bush », mais aussi ces coïncidences troublantes et significatives dont se nourrissent les esprits superstitieux ou conspirationnistes:

Le Temps:

Page 1: Et surtout, comme le résume l’ancien agent de la CIA Robert Baer, l’épisode est exemplaire des liaisons dangereuses qui se sont nouées entre l’administration Bush et la dynastie qui a nourri Oussama ben Laden…

Sylvain Besson, page 14: [L’un des avions concernés], un Boeing 727 de la compagnie Ryan International, a souvent transporté des journalistes suivant les déplacements du président Bush (…) Il quitte Los Angeles le 19 septembre avec à son bord une demi-soeur d’Oussama Ben Laden, Najia.

[Shafiq, un demi-frère d’Oussama] avait assisté le 11 septembre à Washington à un conseil d’administration du groupe Carlyle, où George Bush père a occupé un poste dirigeant.

A ces sous-entendus, la commission 9/11 oppose un traitement administratif qui, ironiquement, n’est pas remonté plus haut que le responsable de la lutte anti-terroriste Richard Clarke (devenu par la suite un héros, en particulier dans Le Temps, lorsqu’il a démissionné de son poste et dénoncé la présidence Bush dans un livre à succès).

Commission 9/11:

Second, we found no evidence of political intervention.We found no evidence that anyone at theWhite House above the level of Richard Clarke participated in a decision on the departure of Saudi nationals. The issue came up in one of the many video teleconferences of the interagency group Clarke chaired, and Clarke said he approved of how the FBI was dealing with the matter when it came up for interagency discussion at his level. Clarke told us, “I asked the FBI, Dale Watson … to handle that, to check to see if that was all right with them, to see if they wanted access to any of these people, and to get back to me. And if they had no objections, it would be fine with me.” Clarke added, “I have no recollection of clearing it with anybody at the White House” (26).

Although White House Chief of Staff Andrew Card remembered someone telling him about the Saudi request shortly after 9/11, he said he had not talked to the Saudis and did not ask anyone to do anything about it. The President and Vice President told us they were not aware of the issue at all until it surfaced much later in the media. None of the officials we interviewed recalled any intervention or direction on this matter from any political appointee (27).

Troisième volet de « l’enquête » du Temps: le laxisme supposé des autorités policières à l’égard des dignitaires saoudiens.

Le Temps:

Page 1: Le FBI avait donné son accord à ce départ et même organisé la protection des voyageurs.

Sylvain Besson page 14: Un ou deux jours après le 11 septembre, à Washington, le groupe de crise réunissant les agences de sécurité américaine reçoit une demande singulière de l’ambassade d’Arabie Saoudite. Elle veut faire évacuer certains Saoudiens résidant aux Etats-Unis, dont de nombreux membres de la famille Ben Laden. (…) Peu après le FBI déclare qu’il ne souhaite interroger aucun des candidats au départ.

(A propos du vol comprenant « 25 membres ou proches de la famille Ben Laden ») La commission d’enquête du Congrès sur le 11 septembre a conclu que le FBI avait agi correctement en autorisant ce vol. L’avion a été fouillé et les noms des passagers comparés aux bases de données anti-terroristes, sans résultat. Pourtant, comme le montrent des documents transmis au Temps par Jean-Charles Brisard, un enquêteur privé travaillant pour les familles des victimes du 11 septembre, l’un des passagers, Omar Awad bin Laden, a fait l’objet d’une enquête du FBI en 1996: il vivait avec un neveu d’Oussama qui dirigeait « l’Assemblée mondiale de la jeunesse musulmane », soupçonnée de soutien au terrorisme par les autorités américaines.

(…)

Robert Baer, ancien agent de la CIA devenu écrivain, estime que l’épisode est révélateur des « liens incestueux » entre les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite, pilier de l’extrémisme islamiste. « Avant le 11 septembre, le FBI ne pouvait pas vraiment enquêter sur les Saoudiens. En cela le vol est significatif. C’est une métaphore de nos relations avec les Saoudiens. On ne pouvait pas toucher à la famille Ben Laden, parce qu’ils sont trop importants pour la stabilité de l’Arabie saoudite (…) ».

Le rapport de la commission 9/11, lui, établit que le FBI a fait son travail: sur le fameux vol des membres ou proches de la famille Ben Laden, 22 sur 26 passagers ont été personnellement interrogés. Non pas une mais deux personnes avaient auparavant fait l’objet d’enquêtes du FBI; elles avaient été closes en 1999 et 2001, et rien n’a depuis justifié de les rouvrir. Plus généralement, aujourd’hui encore ni le FBI ni la commission n’est en mesure d’impliquer en quoi que ce soit les passagers des vols en question:

Commission 9/11:

Third,we believe that the FBI conducted a satisfactory screening of Saudi nationals who left the United States on charter flights (28). The Saudi government was advised of and agreed to the FBI’s requirements that passengers be identified and checked against various databases before the flights departed (29). The Federal Aviation Administration representative working in the FBI operations center made sure that the FBI was aware of the flights of Saudi nationals and was able to screen the passengers before they were allowed to depart (30).

The FBI interviewed all persons of interest on these flights prior to their departures. They concluded that none of the passengers was connected to the 9/11 attacks and have since found no evidence to change that conclusion. Our own independent review of the Saudi nationals involved confirms that no one with known links to terrorism departed on these flights (31).

La note 28 est particulièrement dévastatrice pour les allégations du Temps:

28.These flights were screened by law enforcement officials, primarily the FBI. For example, one flight, the so-called Bin Ladin flight, departed the United States on September 20 with 26 passengers, most of them relatives of Usama Bin Ladin. Screening of this flight was directed by an FBI agent in the Baltimore Field Office who was also a pilot. This agent, coordinating with FBI headquarters, sent an electronic communication to each of the field offices through which the Bin Ladin flight was scheduled to pass, including the proposed flight manifest and directing what screening should occur. He also monitored the flight as it moved around the country.from St. Louis to Los Angeles to Orlando to Washington Dulles, and to Boston Logan.correcting for any changes in itinerary to make sure there was no lapse in FBI screening at these locations.Again, each of the airports through which the Bin Ladin flight passed was open, and no special restrictions were lifted to accommodate its passage. James C. interview (June 3, 2004).

The Bin Ladin flight and other flights we examined were screened in accordance with policies set by FBI head-quarters and coordinated through working-level interagency processes. Michael Rolince interview (June 9, 2004). Although most of the passengers were not interviewed, 22 of the 26 people on the Bin Ladin flight were inter-viewed by the FBI. Many were asked detailed questions. None of the passengers stated that they had any recent contact with Usama Bin Ladin or knew anything about terrorist activity. See, e.g., FBI report of investigation, inter-view of Mohammed Saleh Bin Laden, Sept.21,2001. As Richard Clarke noted, long before 9/11 the FBI was following members of the Bin Ladin family in the United States closely. Richard Clarke testimony, Mar. 24, 2004. Two of the passengers on this flight had been the subjects of preliminary investigations by the FBI, but both their cases had been closed, in 1999 and March 2001, respectively, because the FBI had uncovered no derogatory information on either person linking them to terrorist activity. Their cases remained closed as of 9/11, were not reopened before they departed the country on this flight, and have not been reopened since. FBI electronic communication, Summary of Information Regarding Flights taken by Saudi Citizens Out of the U.S. Shortly After September 11, 2001, Oct.29, 2003, pp.9.10.

En définitive, ne demeure que le reproche que les riches s’en sortent mieux que les pauvres:

Le Temps:

Sylvain Besson, page 14: [Robert Baer, ancien agent de la CIA devenu écrivain:] « Dans les faits, les Etats-Unis ont institué la loi martiale dans l’après-midi du 11 septembre. Beaucoup de gens ont été arrêtés, parfois sur la base de soupçons très ténus. Mais pas eux. »

C’est bien triste (encore qu’il est de coutume de se plaindre des emprisonnements abusifs plutôt que de réclamer leur extension au nom de l’égalité de traitement!), mais ce n’est pas vraiment une nouveauté ni un monopole américain. Et cela ne met en cause ni la sécurité intérieure ni l’honorabilité du président Bush.

C’est aussi dans la veine populiste qu’il faut ranger le « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère » consistant, en particulier dans l’expression « proches du chef d’Al-Quaida » dans le surtitre de Une, à jeter le soupçon sur l’ensemble de la « famille » d’Oussama Ben Laden (qui n’a pas grand chose à voir avec une famille nucléaire à l’occidentale), argument que Le Temps lui-même anéantit au détour d’une phrase: « la dynastie qui a nourri Oussama Ben Laden avant de devenir une de ses cibles privilégiées ». Alors, complices ou victimes potentielles?

Il en va enfin de même du traitement de l’escale genevoise (après Paris), qui donne à « l’enquête » sa couleur locale. Sylvain Besson rapporte que deux demi-frères d’Oussama étaient à l’arrivée, dont Yeslam « qui réside à Genève »: et pour cause, il est citoyen suisse et genevois (mais cela paraîtrait évidemment beaucoup moins mystérieux en le disant).

PS: Mon travail a été grandement facilité par Jeff Jarvis, qui avait juxtaposé le script du film de Michael Moore sur ce point avec le rapport de la commission 9/11.