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Fumée dans les lieux publics et Constitution

Alex Dépraz

La loi à  la mode est celle qui interdit la fumée dans tous les lieux publics. Toujours à  la pointe de la mode, les Italiens ont adopté une législation il y a quelques mois. Un parlementaire français a tout naturellement fait une proposition de loi dans ce sens. En Suisse, il y a également un débat, essentiellement dans les cantons, notamment à  Genève où une initiative populaire réclamant cette mesure à  été déposée.

C’est dans ce dernier contexte que le Professeur de droit constitutionnel Andreas Auer a rendu un avis de droit: selon une information du Temps (fichier PDF), il aboutit à  la conclusion que cette initiative est contraire aux droits fondamentaux et donc inconstitutionnelle. Le texte détaillé n’est hélas pas public pour l’instant, à  ma connaissance, mais sa publication est annoncée dans une revue scientifique d’ici la fin de l’année.

Deux aspects méritent d’être soulignés :

  1. L’expert s’appuie sur les libertés fondamentales pour parvenir à  cette conclusion. Il apparaît donc que son raisonnement ne vaut pas seulement pour le cas particulier genevois mais est peu ou prou transposable dans l’espace juridique européen.
  2. L’angle de vue me paraît très intéressant. Le professeur Auer considère que la mesure d’interdiction est disproportionnée par rapport au but de protection des non fumeurs. Il considère que l’Etat ne doit pas seulement jouer un rôle de défenseur de buts généraux, comme la protection de la santé, mais aussi de gardien des libertés individuelles. Et l’expert de constater, mais semble-t-il tout à  fait à  juste titre, qu’en ces temps de politiquement correct l’un a tendance à  prendre toute la place au détriment de l’autre…

Il faut attendre d’avoir le texte complet de l’avis de droit pour en apprécier totalement le raisonnement. Le recteur de l’Université de Genève, l’helléniste André Hurst, ne l’a pas attendu pour critiquer dans le même quotidien tant le fond que la forme de l’expertise, réalisée sur mandat d’une des plus grandes sociétés actives sur le marché de la cigarette… On dit qu’il n’y a pas de fumée sans feu, mais là  c’est la fumée qui a mis le feu!

COMPLEMENT DE FRANCOIS BRUTSCH LE 04.11 à  18h30: Ce débat déchire actuellement le cabinet britannique également… Mais je constate que la Suisse (et la France, probablement) a peut-être une guerre de retard. On peut en effet identifier les grandes étapes suivantes dans le débat sur le tabac:

  1. La plus ancienne est la culpabilisation des fumeurs, qui n’est toutefois jamais allée jusqu’à  la prohibition juridique (la pénalisation) dans un but de protection de l’individu contre lui-même, comme c’est le cas pour d’autres drogues.
  2. Est venue ensuite la protection des non-fumeurs (et pas seulement par rapport au risque médical qu’Andreas Auer paraît curieusement relativiser, mais aussi leur confort personnel, le droit à  ne pas subir en tous lieux l’agression olfactive des fumeurs: la protection de leur personnalité, comme il dit). Je m’étais attiré une certaine (im)popularité, en 1974, en concurrençant le flot de tracts trotskystes à  l’entrée du Collège Calvin par une revendication d’un espace non-fumeurs à  la cafétéria (signée, selon les usages de l’époque, d’un Front de libération des non-fumeurs)… Depuis lors, la tendance est passée aux espaces fumeurs délimités dans le cadre d’une interdiction générale de fumer. Le conflit porte en général plus sur l’intensité de la norme (volontaire ou obligatoire, privée ou étatique) que sur le principe de prise en compte des besoins respectifs des uns et des autres. Et l’interdiction totale dans les lieux à  usage collectif peut être revendiquée par simple constatation du caractère ineffectif de la (demi-)mesure, dont la violation, ponctuelle ou endémique, est toujours au détriment des non-fumeurs et jamais des fumeurs.
  3. Mais la percée conceptuelle décisive, qui déplace fondamentalement l’enjeu du débat, est intervenue aux Etats-Unis ou, plus près de nous, en Irlande (n’est-ce pas aussi cet argument qui a prévalu en Italie?): c’est désormais la protection des travailleurs qui est mise en avant (retour à  l’argument médical au sens étroit) et, surtout, la responsabilité de l’employeur qui est engagée, y compris, dans la vision la plus extrême des procédures de dommages-intérêts américaines, pour ne pas avoir protégé un employé fumeur contre lui-même (bon, j’espère que je caricature)… Dans ce cas, pas d’autre solution que l’interdiction absolue sur tous les lieux de travail, sauf peut-être dans des espaces clos avec traitement de l’air vicié…

On est loin des frissons libertaires anti-politiquement correct que se donne Andreas Auer à  bon compte dans le cadre du chiffre 2… L’argument de la proportionnalité me laisse perplexe sous deux angles:

  • Le premier, qu’il ne faut tout de même pas oublier, est que fumer reste une activité libre en privé (et pas seulement, comme cela paraîtrait pourtant légitime de l’exiger, entre adultes consentants). De ce point de vue, il n’y a guère que les hôpitaux, maisons de retraite et prisons où il me paraît justifié pratiquement que l’interdiction soit aménagée de manière à  préserver la liberté personnelle des pensionnaires.
  • Le second renvoie au rôle du juriste, ou du juge, face à  l’autorité législative: parlement élu ou peuple, puisqu’à  Genève toute l’affaire tourne autour de la tentative des adversaires d’un projet qui a recueilli plus de 10’000 signatures d’électeurs d’empêcher qu’il soit seulement soumis au peuple comme le veut la Constitution (plutôt que de simplement le combattre dans le débat politique, voire de recourir au juge seulement si ce projet devait être approuvé). Est-il habilité à  substituer sa propre appréciation idiosyncratique des critères de la proportionnalité et de la balance entre droits fondamentaux, ou ne doit-il pas plutôt réserver son intervention à  des violations manifestes? Je me réjouis de lire Andreas Auer là -dessus, car ce surcroît d’exigence pour déclarer nulle une initiative populaire figure précisément dans la Constitution genevoise:

Article 66, alinéa 3:

(Le Grand Conseil [ici dans un rôle juridictionnel]) déclare partiellement nulle l’initiative dont une partie est manifestement non conforme au droit si la ou les parties qui subsistent sont en elles-mêmes valides; à  défaut, il déclare l’initiative nulle.

COMPLEMENT DE FRANCOIS DU 19.11 à  17h45: Trouvé ceci sur Lost Highway.